Pénurie de carburant au Sri Lanka : des expats en parlent

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Publié le 2022-04-27 à 09:00 par Asaël Häzaq
C'est la conséquence directe de la pénurie de carburant. Au Sri Lanka, les files d'attente devant les stations-service s'allongent. Les rassemblements s'organisent dans la rue. Des manifestations pacifiques, qui appellent au départ du président Rajapaksa. Le Sri Lanka n'a plus les moyens de payer le carburant, et fait face à sa pire crise économique depuis son indépendance.

Un pays ruiné

Mardi 12 avril. Le gouvernement srilankais se déclare en défaut de paiement. Incapable de faire face à la nouvelle crise du carburant, il se dit dans l'impossibilité de rembourser sa dette extérieure, chiffrée à 51 milliards de dollars. Et les autorités d'en appeler une nouvelle fois au Fonds Monétaire International (FMI). La Covid avait déjà paralysé l'économie du pays, s'attaquant notamment au secteur touristique. La pénurie de carburant achève une île déjà exsangue. Plus d'électricité, de nourriture, de médicaments. Les Sri Lankais crient leur désespoir dans la rue. Pour les autorités, le responsable, c'est la crise sanitaire. Mais les économistes pointent également de mauvaises stratégies gouvernementales. Quand le président Rajapaksa décide de baisser soudainement les impôts (l'une de ses propositions de campagne de 2019), il précipite un peu plus île dans le gouffre.

20 ans de pouvoir aux mains de la puissante famille Rajapaksa auraient conduit le pays dans des errances économiques sur fond de populisme. Gotabaya Rajapaksa dirige le pays. Mahinda, son frère, est Premier ministre. Basil, un autre frère, est ministre des Finances. C'est lui qui, le 12 avril dernier, a annoncé le défaut de paiement. Chamal (encore un autre frère) est ministre de l'Agriculture. Plus que la crise sanitaire et énergétique, cette concentration des pouvoirs (et le populisme qui en découle) serait responsable du marasme actuel. Fonctionnaires, employés, pêcheurs, religieux… Dans la rue, les appels à la démission du président se multiplient. Les Sri Lankais ne décolèrent pas, malgré la démission du gouvernement.

Que faire face à la crise ?

3 avril. Le gouvernement du président Rajapaksa démissionne. Les 26 ministres agissent d'un commun accord, face à une crise économique sans précédent. Parmi les démissionnaires, des membres de la famille Rajapaksa. Le même jour, des milliers de manifestants en appellent au départ du président, jugé en partie responsable du marasme actuel. Voilà des semaines que les Sri Lankais descendent dans la rue crier leur mécontentement. L'on est cependant loin des dérives violentes décrites par la presse internationale. « Les gens manifestent dans le calme, ils chantent et dansent parfois même sous la pluie. Récemment à Kandy, une fois la manifestation terminée, des étudiants ont même été filmés en train de nettoyer les rues », expliquent Clémence et Fabien, expatriés au Sri Lanka (interview complète en fin d'article).

Que faire ? Le pays n'a plus les moyens d'acheter son énergie. Plus de gaz, de fuel, d'essence. La pénurie affecte tous les pans de l'économie. Sans carburant, impossible de se nourrir, d'acheter des médicaments, d'aller travailler, de produire. « Des milliers de familles ne font qu'un repas par jour, les enfants ne peuvent plus aller à l'école car il n'y a pas d'essence, et même s'ils y vont il n'y a pas de papier pour écrire. Pas de gaz pour cuisiner, pas d'électricité, pas d'essence... », s'inquiètent Clémence et Fabien. Tout le monde est touché. Tout le monde s'inquiète pour demain. Les entreprises sont à bout. Avec jusqu'à 13h de coupure de courant par jour, impossible d'utiliser Internet. Impossible de travailler. Au port de Negombo, les pécheurs ont triste mine. Plutôt que d'aller en mer, ils passent leur journée à attendre, entre désespoir et inquiétude : trouveront-ils du carburant pour manœuvrer leurs chalutiers ? Y en aura-t-il assez pour tout le monde ? Non, ils le savent bien. Leur outil de travail reste à quai, image glaçante d'un pays frappé par la crise. Mêmes scènes de désolation dans les stations-service, où les files s'allongent, sans certitude d'avoir du carburant. Le gouvernement envoie les militaires dans la rue, et continue les délestages pour faire de maigres économies.

« Gota dehors »

Des coupes qui plongent un peu plus l'île dans le gouffre. Les denrées se font rares. Comment les acheminer jusque dans les commerces ? À Colombo, le plus grand marché de poissons, d'ordinaire lieu de vie et d'animation, a la mine des mauvais jours. Les étals sont moins remplis. Pas de carburant pour aller en mer, pas de pêche. Pas de carburant pour transporter les poissons, pas de marchandise à vendre. « Avec quoi l'acheter, de toute façon ? » répond la population. Près d'un mois après les manifestations, la situation n'a pas changé. Le Sri Lanka bat des records d'inflation. 20 % le mois dernier, avec des prix de l'alimentaire en hausse de 25%. Les Sri Lankais continuent de manifester. « Gota dehors ! » peut-on entendre dans la rue. Gota, pour Gotabaya, le président décrié. Même ses plus fidèles soutiens ne suivent plus. Les manifestations restent cependant pacifiques. La solidarité l'emporte, et les Sri Lankais s'épaulent dans l'épreuve. Il y a quelques semaines, des étudiants moines bouddhistes manifestaient contre la vie chère et l'inaction du gouvernement. Rien ne semble pouvoir éteindre cette flamme nouvelle qui anime la population. Avec l'espoir que cette dynamique citoyenne débouche sur un véritable changement.

Interview de Clémence et Fabien

Auteurs du blog « Un passeport en cavale », Clémence et Fabien sont expatriés au Sri Lanka depuis 2019. Ils témoignent de leur quotidien bouleversé par la crise, du pacifisme exemplaire des Sri Lankais, loin des images relayées par la presse internationale. Malgré la crise, la solidarité s'organise.

Le 3 avril dernier, le gouvernement entier a présenté sa démission. Avez-vous senti un changement dans votre quotidien, depuis cette annonce ? Les manifestations se poursuivent-elles ?

Non pas vraiment, si ce n'est que le sujet politique, qui était jusque-là assez tabou, est devenu LE sujet de discussion principal. Les manifestations se poursuivent et s'intensifient un peu partout dans le pays.

Le ministère français des Affaires étrangères recommande à ses ressortissants d'être « prudents dans leurs déplacements, et de se tenir à l'écart de tout rassemblement, a fortiori à connotation politique ». Le climat est-il aussi tendu au quotidien ? L'on parle de manifestations qui tournent parfois à « des actes de violence ». Sentez-vous l'inquiétude monter au sein de la population ?

Honnêtement, lire ça me fait bondir ! Cela fait maintenant des semaines que les manifestations sont devenues le quotidien des Sri Lankais. Le nombre d'incidents se compte sur les doigts d'une main. Les gens manifestent dans le calme, ils chantent et dansent parfois même sous la pluie. La semaine passée à Kandy, une fois la manifestation terminée, des étudiants ont même été filmés en train de nettoyer les rues.

Depuis quelques jours, un campement de manifestants a été érigé sur une promenade en plein cœur de Colombo. Ils l'ont appelé : GotaGoHomeVillage. Il n'y a pas à dire, les Sri Lankais gardent leur humour malgré la situation. Dans ce camp, des concerts sont organisés, des distributions alimentaires ont lieu chaque jour et il me semble qu'un seul débordement a eu lieu. Une vraie solidarité s'est construite.

Vous voyez, nous sommes bien loin des images de chaos décrites dans les médias internationaux.

Pour répondre à votre dernière question, bien sûr que l'inquiétude monte au sein de la population, les gens se demandent comment ils vont survivre. Des milliers de familles ne font qu'un repas par jour, les enfants ne peuvent plus aller à l'école car il n'y a pas d'essence, et même s'ils y vont il n'y a pas de papier pour écrire. Pas de gaz pour cuisiner, pas d'électricité, pas d'essence, que vont-ils devenir ?

En écrivant ces lignes, je m'interroge. Dans quel état serait la France avec une situation économique similaire ? Comment serait le climat ? Combien d'émeutes et d'actes de violence seraient à déplorer en deux semaines de manifestations ? Nous connaissons tous la réponse à ces questions. Les manifestations au Sri Lanka sont pacifistes, les gens sont en colère contre le gouvernement et non pas contre les touristes. À l'heure actuelle, le tourisme est une des rares façons de faire rentrer des devises étrangères dans le pays et de donner un revenu à des millions de familles. Alors, encore une fois je m'interroge. Quel est le but des médias internationaux de créer un sentiment de peur, si ce n'est que pour faire du sensationnel !

Ces dernières semaines, la presse internationale s'est émue de la crise sans précédent que traverse le Sri Lanka. L'on parle de coupures de courant, de pénuries de carburant, de manque de denrées alimentaires… Comment vivez-vous cette situation ?

Honnêtement, nous sommes loin d'être les plus à plaindre. Évidemment, cette situation nous impacte que ce soit dans notre quotidien ou dans nos activités professionnelles. À la guest house, les gens sont plutôt compréhensifs, nous avons un calendrier qui nous informe des coupures et faisons en conséquence. Cela demande pas mal d'organisation entre le ménage, les machines à faire tourner, la préparation des petits-déjeuners, etc. C'est fou tout ce que nous consommons comme électricité.

Pour l'agence, c'est plus compliqué de travailler sans électricité, surtout quand les coupures atteignent les 10h par jour. Nous avons donc dû beaucoup adapter notre emploi du temps et revoir les priorités. Les coupures ne sont pas les mêmes selon les quartiers, certains jours nous allons travailler à l'extérieur, dans un café par exemple où nous sommes sûrs qu'ils ont de l'électricité. Nous avons également investi dans un UPS (un onduleur) qui nous permet d'avoir d'électricité pour nos ordinateurs.

Vous le voyez, nous arrivons tout de même à nous organiser et à travailler, ce qui n'est pas le cas de tout le monde. Certains de nos amis Sri Lankais ont des restaurants, des bars, des magasins. Quand ils n'ont pas d'électricité, ils ne peuvent pas travailler. Et eux, ils n'ont aucune solution de repli. Il existe des génératrices, mais elles fonctionnent avec du diesel ou de l'essence. Et comme vous le savez, nous sommes aussi en pénurie de carburant. Ces génératrices ne sont donc pas d'une grande aide.

La réouverture des frontières a-t-elle eu un impact positif sur le tourisme ? Vous gérez une guest house et une agence locale en voyage responsable : avez-vous constaté une reprise de l'activité ?

Oh oui, grandement ! Kimarli Fernando, la directrice de l'office du tourisme au Sri Lanka, a fait du très bon travail à ce niveau-là. L'île de Ceylan a été, pendant de longs mois, le seul pays d'Asie ouvert sans restrictions pour les personnes vaccinées. Il n'y a ni besoin de test PCR au départ de France ni à l'arrivée sur le sol sri lankais. Les touristes viennent en nombre et ce n'est pas pour nous déplaire.

Si, à la guest house, les réservations sont faites de longues semaines à l'avance, pour l'agence, nous recevons principalement des demandes de dernière minute. Bien souvent, les gens ne planifient leur voyage qu'un mois à l'avance. Le Covid et ses conséquences sont encore bien présents.

Vous êtes arrivés au Sri Lanka en 2019. Avez-vous observé un départ des immigrés, du fait de la crise ? Comptez-vous, vous-même rester au Sri Lanka, ou envisagez-vous de partir ?

Lors du plus fort de la crise coronavirus, de nombreux Sri Lankais immigrés sont revenus en nombre au pays. Mais effectivement, depuis plusieurs mois, ils cherchent tous à repartir. De longues files d'attente se créent devant le bureau de l'immigration de Kandy. Elles sont aussi longues que les files d'attente aux stations-service c'est dire à quel point tous veulent quitter le pays en quête d'une vie meilleure.