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Les expatriés au cœur des embargos entre les pays

manifestation contre un embargo
Shutterstock.com / Steve Sanchez Photos
Écrit parAsaël Häzaqle 23 Février 2022

Arme ultime pour contraindre un État, l'embargo frappe toutes les sphères de l'économie. Si les négociations se font entre grandes instances économiques et politiques, peu de place est donnée aux populations locales et expatriées, pourtant victimes directes de ces mesures. Manque de ressources, pénurie de matières premières, urgences médicales, insécurité… Plongée dans le quotidien d'une vie sous embargo. 

Les entreprises sont privées de commerce à l'international, forcées de composer avec un système complexe de règles nouvelles et d'amendes exorbitantes en cas de non-respect. L'État concerné ne peut plus importer ni exporter ce qu'il veut. Un blocage qui touche, non seulement, les produits physiques, mais aussi l'argent.

Embargo : des vies prises en otage

Russie, Corée du Nord, Ukraine, Biélorussie, Turquie, Syrie, Irak, Iran, Myanmar (ex-Birmanie), Yémen, Somalie, Zimbabwe, Burundi, République démocratique du Congo (RDC), Soudan, Soudan du Sud, République centrafricaine, République de Guinée, Guinée-Bissau, Libye, Tunisie, Venezuela, Nicaragua, ou encore, depuis le 9 janvier dernier, le Mali. Tous ces pays sont concernés par un embargo ; les sanctions économiques internationales varient en fonction des États. En Russie, l'embargo est essentiellement militaire. En Iran, le gel des avoirs (fait de bloquer les comptes bancaires et autres avoirs financiers) et d'autres restrictions s'ajoutent à l'embargo militaire. Même situation en RDC, au Venezuela ou en Libye.

Comment vivre en cas d'embargo entre son pays d'expatriation et son pays d'origine ? Pour les familles dont un des membres vit dans les territoires concernés, la situation est difficilement soutenable. L'embargo voté par la Communauté Économique des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao) contre l'un de ses membres, le Mali, plonge les voyageurs étrangers dans l'incertitude. Jennifer Edong livre son témoignage à l'AFP : « Il n'y a pas eu de bus aujourd'hui […] On est coincé car toutes les frontières ont été fermées. J'espère que la situation va évoluer dans le bon sens et qu'ils vont finir par nous autoriser à passer la frontière. » Yaza Zakaria Touré, représentant d'Africa Tour Trans, principal transporteur routier de Bamako, qui assure, notamment, la liaison avec d'autres capitales africaines, confirme : « Tous les voyages qui étaient déjà programmés chez nous avaient été annulés pour la semaine, donc on reste derrière notre gouvernement, jusqu'à ce que d'autres nouvelles nous parviennent de leur part. » Un touriste nigérian fait part de son désarroi. Dans ce chaos, la prise en charge des voyageurs semble quasi inexistante. « On ne peut même pas se laver. On a nulle part où aller, pas d'argent pour manger. Je demande au gouvernement de prendre notre cas en considération et de nous aider à passer la frontière. » Les familles des voyageurs restent dans l'attente et l'incertitude. Elles en appellent à une intervention rapide des autres États. 

Vivre en Iran sous l'embargo

Voilà donc la réalité de l'embargo. Des vies en suspens, arrêtées, morcelées. En Iran, le retour de l'embargo en 2019 réactive le cycle infernal. Hausse des prix, pertes d'emploi, chute des salaires, pénurie de matières premières, manque de médicaments, manque de tout. Mike Pompeo, le secrétaire d'État américain de l'époque, justifiait ces mesures contre l'Iran. « La situation est bien pire pour le peuple iranien, et nous sommes convaincus que cela le conduira à se soulever pour contraindre le régime à changer ,» rapportait ainsi le journal français le Monde. Déclaration naïve ou cynique ? Le peuple se lasse. Réfugié en Italie, un ingénieur iranien commente : « C'est tabou. Chercher à manger, des médicaments, de l'eau, trouver de l'électricité. Même pour moi, c'est tabou. C'est toujours très difficile d'en parler. Les gens ne se rendent pas compte ce que signifie « vivre sous embargo ». Un autre réfugié acquiesce : « Drôle de vie. On nous vole nos rêves. Je pense beaucoup à la famille restée là-bas. J'ai honte et j'ai peur. C'est compliqué. » La Covid-19 vient frapper un pays déjà exsangue. Les personnes sans ressources s'en remettent à l'aide de l'État. Un État lui-même acculé. C'est dans la coulisse que la vie s'organise. Comme d'autres pays frappés par les sanctions internationales, des marchés parallèles se sont organisés en Iran depuis longtemps. Car en réalité, des transactions continuent dans l'ombre, pour échapper aux sanctions. Ainsi, lors de l'embargo de 2015, des Iraniens confiaient au journal français Marianne le rôle prépondérant de la Chine, premier partenaire commercial de l'Iran. Aujourd'hui encore, la Chine maintient et renforce ses relations avec l'État iranien. En mars 2021, les deux pays signent un accord de « coopération stratégique et commerciale sur 25 ans. » La Chine exhorte discrètement à l'arrêt des sanctions américaines contre l'Iran, surtout concernant le nucléaire. 

D'autres font le choix du départ. En 2015, Dubaï constituait déjà une porte de sortie. Elle l'est toujours aujourd'hui. Terre d'accueil historique des Iraniens, les Émirats arabes unis parlent d'un véritable « exode ». C'est via Dubaï que transitent les marchandises introuvables en Iran, marchandises servant autant aux populations qu'aux entreprises. C'est via Dubaï que se font les transferts d'argent. Les proches peuvent également être sollicités, quand c'est possible, et transporter des liquidités – pour les grosses sommes, l'intermédiaire reste Dubaï. D'autres sont partis au Québec et déplorent le recul de la démocratie. « On a beaucoup de famille là-bas. On vit une inquiétude. La peur, c'est que la situation est imprévisible », confie Feoad Goodarzi, expatrié depuis 5 ans à Québec avec sa compagne. Interrogé par Radio Canada en janvier 2020, le couple se raccroche aux minces informations échangées via Internet. Un miracle. « On peut appeler nos proches, envoyer des textos. Notre problème, c'est qu'on ne sait pas vraiment ce qu'il va se passer dans une heure, dans deux heures. Le monde politique est imprévisible dans cette région-là, c'est très compliqué. »

Turquie : le retour des touristes à Akyaka ?

Fin décembre 2020, l'Arménie annonce « la levée de l'embargo commercial sur les produits turcs ». Annoncé en 2020, l'embargo qui faisait suite à la guerre du Haut-Karabakh, région disputée entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. La Turquie avait apporté son soutien militaire à l'Azerbaïdjan, provoquant la colère de l'Arménie. Le conflit finalement réglé via l'intervention russe, la fin de l'embargo ouvre-t-elle la voie à des relations pacifiées ? Interrogé par l'AFP le 13 janvier dernier, Engin Yildirim, directeur de l'association des commerçants d'Akyaka, veut y croire : « Le gouvernement est pour la réouverture et je crois que l'Arménie aussi. […] Les habitants ici suivent ce qui se passe avec sérénité. Nous, on a aucun problème avec les Arméniens, ni eux avec nous. À l'extrême nord-ouest de la Turquie, Akyaka reste comme abandonnée. Les habitants espèrent un retour des touristes, à commencer par les touristes arméniens. Mais pour l'instant, la gare d'Akyaka reste désespérément silencieuse. Engin Yildirim, remonte aux origines de la crise : « Depuis la fermeture de la frontière en 1993, notre région est l'angle mort du pays, verrouillée de toutes parts. […] La frontière, c'est notre seule porte vers l'extérieur. » L'historien local et spécialiste des minorités Vedat Akçayoz rappelle qu'Akyaka est une zone multiculturelle, où vivent des Turcs, Arméniens, des Kurdes, des Géorgiens, des Azéris… « et de nombreuses minorités ». Pour l'historien : « […] il est plus que temps que les gens vivent en paix. » Reste le drame qui entache les relations turco-arméniennes. La Turquie ne reconnaît toujours pas le génocide de 1915 – qui coûta la vie à plus d'un million de civils arméniens – préférant parler de « massacres deux côtés ».

Cuba : division sur une possible levée des restrictions

En 2016, les États-Unis et Israël votent contre l'embargo économique et financier imposé à Cuba. Une première américaine, depuis le vote des restrictions en 1962. L'administration Obama reconnaît alors l'échec de la stratégie d'isolement. Si ce tournant ne permet pas la levée de l'embargo (majorité républicaine au Congrès oblige), et si le gouvernement Trump s'emploie à détricoter les avancées d'Obama, Joe Biden pourrait bien faire un nouveau pas vers la conciliation. Hors de question, s'insurge Léo Juvier, activiste cubain. L'homme réside en Belgique et répond aux questions de la chaîne belge RTBF : « Il faut maintenir l'embargo des États-Unis jusqu'au moment où ils respectent les droits de l'homme et qu'ils remboursent l'argent qu'ils doivent aux États-Unis pour les expropriations. » Et l'homme de rappeler que l'embargo n'empêche pas certaines relations commerciales, dont celles tissées avec la Belgique. Alors que Norma Goicochea, ambassadrice de Cuba à Bruxelles, fait valoir la dimension humanitaire, parlant de « génocide », de « […] violation systématique des droits de toute la population cubaine » et de « [d'étranglement touchant] tous les secteurs », les activistes comme Léo Juvier plaident pour un « printemps cubain ». Partisans d'un Cuba libre, ils en appellent à l'Union européenne et à la cessation de tout commerce avec Cuba. « Les Cubains libres n'oublieront pas qui a fait du business avec cette dictature aujourd'hui. Un jour notre pays sera libre et ils demanderont des comptes. » Une position suivie par d'autres Cubains expatriés aux États-Unis. Mais sur place, c'est la crise qui accable les habitants. Une nouvelle crise aggravée par la pandémie. La dépendance vis-à-vis de l'étranger est devenue difficilement soutenable, notamment pour les jeunes, frustrés par une vie de contraintes, et voyant combien elle tranche avec celle des touristes. 

Retour sur l'affaire du Mali

La Communauté Économique des États d'Afrique de l'Ouest (Cedeao) s'est montrée intraitable. Réunie en sommet extraordinaire à Accra le 9 janvier dernier, elle sanctionne sévèrement l'un de ses membres, le Mali. La junte, au pouvoir suite au coup d'État d'août 2020, puis de mai 2021 est, une nouvelle fois, sévèrement reprise par les chefs d'États de la Cedeao. C'est l'embargo, avec des « sanctions [qui] seront appliquées immédiatement. [...] » précise la Cedeao dans un communiqué. Parmi les sanctions : arrêt des aides financières, fermeture des frontières entre le Mali et les autres États membres de la Cedeao, gel des transactions, excepté pour les produits pharmaceutiques et de première nécessité… Les sanctions seront « […] progressivement levées, [mais] uniquement après l'obtention d'un chronogramme satisfaisant. » prévient la Cedeao. 

À l'origine, le colonel Assimi Goïta et son premier ministre Choguel Kokala Maïga avaient établi et signé une Charte de transition, prévoyant la tenue d'une élection présidentielle le 27 février prochain pour « redonner les clés de la démocratie au peuple ». Mais les deux hommes veulent finalement prolonger la transition militaire 5 ans de plus. Les critiques fusent. Les chefs d'États revoient le chiffre : 4 ans. C'est toujours trop. C'est surtout en totale contradiction avec la Charte qu'ils ont eux-mêmes créée. La Cedeao monte au créneau. Mais certains experts rappellent le silence assourdissant de la même commission devant les mandats anticonstitutionnels d'Alassane Ouattara (Côte d'Ivoire) et d'Alpha Condé (Guinée). Eux aussi avaient bafoué les Chartes qu'ils avaient établi, sans recevoir la moindre sanction. Et les critiques de rappeler que la Cedeao n'en est pas à première contradiction. 

Comment frapper la junte militaire tout en préservant le peuple ? Équation difficile à résoudre dans un pays gangréné par la menace terroriste et l'instabilité politique. La population se divise entre pro et anti junte militaire. Les manifestations dégénèrent. Des centaines de locaux et d'étrangers se retrouvent piégés par l'embargo. Kako Nubukpo, commissaire pour l'Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa), commente : « À partir du moment où tous les comptes du Mali sont gelés auprès de la banque centrale, le trésor malien ne peut plus faire d'opérations financières. Toutes les transactions avec l'extérieur passent par la banque centrale. Le Mali est coupé du reste du monde. » Sur place, locaux et expatriés vivent la même angoisse : « C'est une prise d'otages », peut-ont entendre dans les rues de Ville, capitale du Mali. Pour eux, c'est la double peine. « Comment envoyer de l'argent à nos familles si on ne peut plus faire de Westen Union ? », s'inquiète un expatrié congolais. « Est-ce qu'on aura même des salaires ? » s'alarme son ami. L'embargo est un cercle vicieux. Sans argent, comment payer les médicaments, la nourriture, l'essence ? Comment lutter contre la Covid-19 ? Le problème semble bien loin des préoccupations de la population, pour qui les sanctions contre le Mali ne vont pas dans le bon sens. Interrogé par l'AFP, l'économiste malien Etienne Fakaba Sissoko entrevoit des jours sombres pour le pays : « Les recettes vont énormément baisser et les ressources disponibles dans le pays ne seront pas suffisantes. Si vous ajoutez à cela l'interdiction de lever des fonds sur le marché international, les conséquences sont incommensurables. »

L'aveu américain de 2016 pourrait-il s'appliquer à d'autres situations ? Solution radicale, l'embargo frappe brusquement et durablement toute l'économique d'un pays. Pensé pour contraindre l'État concerné à une modification rapide et concrète de sa politique, il impacte aussi toute une population, forcée de composer avec des décisions qui lui échappent. Dans tous les esprits résonnent l'inquiétude, la frustration, et l'attente.

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A propos de

Rédactrice web spécialisée en actualité politique et socio-économique, Asaël Häzaq observe et décrypte les tendances de la conjoncture internationale. Forte de son expérience d’expatriée au Japon, elle propose conseils et analyses sur la vie d’expatrié : choix du visa, études, recherche d’emploi, vie de travail, apprentissage de la langue, découverte du pays. Titulaire d’un Master II en Droit - Sciences politiques, elle a également expérimenté la vie de nomade numérique.

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