Qu'est-ce qui entraîne la fuite des cerveaux ?

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Publié le 2022-06-06 à 07:00 par Asaël Häzaq
Alors que le Canada, la Suisse ou les États-Unis attirent les talents internationaux, le Brésil, la Croatie, l'Albanie, le Maroc ou le Nigéria voient leurs ressortissants qualifiés quitter le pays. Instabilité politique, corruption systémique, manque d'attractivité, discriminations, insécurité, semblant de démocratie… Quelles sont les raisons qui poussent les profils qualifiés à quitter leur pays ? Études de cas.

Un pouvoir politique clivant

On pourrait l'appeler « le paradoxe brésilien ». D'un côté, une croissance de 4,6% en 2021, qui marque la fin de la récession, de l'autre, des manifestations contre un président jugé trop clivant. Au Brésil, les « pro » Bolsonaro semblent guidés par une fascination envers celui qui se considère encore comme l'homme fort du pays. Les « anti » lui reprochent sa très mauvaise gestion de la Covid-19, la hausse des inégalités sociales, la politique anti-autochtones, le pilonnage des ressources naturelles… Ils militent pour sa destitution. Si croissance il y a, elle n'atteint pas toutes les couches de la société. La population subit de plein fouet l'inflation galopante. Si les étrangers nomades numériques voient dans le Brésil un nouvel Eldorado, les Brésiliens, eux, sont nombreux à avoir quitté le pays ou à vouloir le faire. Le nombre de Brésiliens qualifiés vivant à l'étranger a augmenté de 35% ces dix dernières années ; beaucoup ont trouvé des postes dans la finance ou l'ingénierie, notamment aux Etats-Unis. Venezuela, Mexique, Cuba… La fuite des cerveaux concerne toute l'Amérique centrale et du sud, depuis de nombreuses années. Ceux qui s'expatrient aiment toujours leur pays. Mais ils récusent sa politique. Bolsonaro, pourtant visé par plusieurs enquêtes judiciaires, n'en finit pas de défier le droit et d'exciter les tensions.

Dynamisme économique mais corruption systémique 

Le Nigeria aussi sort officiellement de la récession, avec un PIB estimé à 3%, notamment grâce au pétrole (le pays est le premier producteur d'Afrique). Mais sortir de la dépendance pétrolière, est, pour le président Buhari (réélu en 2019), une urgence. Surtout depuis la crise sanitaire. En août 2021, Buhari promulgue une loi censée encadrer la production pétrolière, et mieux redistribuer les richesses. La population n'est pourtant pas dupe. Les inégalités se creusent entre les quelque 10 000 multimillionnaires et millionnaires nigérians et les autres. Le Nollywood, cinéma star du pays devenu référence mondiale, n'en finit plus de porter à l'écran ces vies de riches et de pauvres. La réalité pousse la population dans la rue, quand elle ne la fait pas fuir dans d'autres pays. Tout comme les Sud-américains, les Nigérians sont lassés par un système politique gangrené par la corruption, qui ne parvient pas à endiguer la violence. Pire : les Nigérians constatent une régression entre les infrastructures d'hier et celles d'aujourd'hui, alors même que la croissance est censée être au rendez-vous. Le 20 octobre 2020, ils manifestent pacifiquement à Lagos contre le pouvoir et les violences policières. La répression est sanglante : plusieurs morts, et de nombreux blessés. Avocats, médecins, infirmiers, directeurs de banque, écrivains… Tous s'émeuvent de la situation. Les jeunes, surtout, se sentent abandonnés par le pouvoir. À quoi sert-il d'avoir fait des études, de travailler, si l'argent des impôts sert à financer la corruption ? Selon l'Africa Polling Institude, 7 Nigérians sur 10 se disent prêts à quitter leur pays. Et ce sont bien les classes moyennes qui semblent constituer cette nouvelle vague de départs. Une fuite de cerveaux inquiétante pour l'avenir du pays. Pas question pour le pouvoir de le reconnaître. Il préfère miser sur ceux qui restent, à grand renfort de discours patriotiques. Mais, tout comme au Brésil, les talents quittant le Nigéria demeurent attachés à leur pays. Ils sont juste alarmés par ce qu'il est devenu. Beaucoup ne croient plus en un possible changement. 

Ascenseur social en panne

L'hémorragie n'en finit plus de s'étendre, malgré les politiques de relance du gouvernement. En 2020, près de 600 ingénieurs quittent le Maroc chaque année. Et la Covid n'a rien arrangé. Depuis la pandémie, quelque 7000 médecins se sont expatriés. La cause : un système de santé sous perfusion depuis de nombreuses années, et des politiques incapables de mener des réformes constructives. La santé ne représente que 6% du budget de l'État, quand l'OMS en préconise 12. Les médecins plient bagage. Ils savent qu'ils trouveront rapidement du travail ailleurs, mieux rémunéré, et dans de meilleures infrastructures. Les grandes puissances européennes ou américaines manquent cruellement de main-d'œuvre qualifiée, notamment dans le secteur hospitalier. Certaines n'hésitent pas à débaucher les talents sur place, comme le Québec. Pour les expatriés, l'ascenseur social est en panne ou n'a jamais bien fonctionné. La faute, la encore, à une corruption qui empêche une bonne répartition des richesses. Comme les classes moyennes nigérianes, les talents marocains s'épuisent de voir leurs impôts absorbés dans une politique qui ne les considère pas. Ingénieurs, informaticiens, médecins… À l'étranger, ils gagnent plus, sont mieux considérés, et peuvent exprimer leur opinion sans craindre une répression du pouvoir. L'Algérie, le Sénégal, la Tunisie ou le Ghana sont confrontés aux mêmes problèmes. Et les gouvernements de dénoncer un pillage intellectuel orchestré par les puissances occidentales pour empêcher leur expansion. Les expatriés et aspirants au départ regrettent aussi cette situation, mais dénoncent l'inaction de leurs gouvernements. Depuis fin 2020, l'Algérie exige que ses universités passent par le ministère des Affaires étrangères avant d'entrer en contact avec des universités étrangères. Objectif : éviter la fuite des cerveaux, retenir les chercheurs et autres professeurs d'université. Cela suffira-t-il à les retenir ? Pas sûr. Les problèmes dénoncés par ces derniers (corruption, manque d'investissements publics etc.) demeurent. 

Manque d'attractivité 

Les pays d'Amérique du sud et d'Afrique ne sont pas les seuls à subir une fuite des cerveaux. Les Balkans font aussi face au problème. D'un côté, les pays membres de l'Union européenne (Croatie, Serbie, Bulgarie…). De l'autre, les États non-membres (Kosovo, Albanie, Monténégro…). Dans les deux cas, une expatriation des profils qualifiés. Là encore, le phénomène est observé de longue date. Depuis les années 90, l'Albanie est confrontée au départ de ses personnels qualifiés. Ils lui préfèrent la Grèce, l'Allemagne, l'Italie ou les États-Unis. L'Organisation de coopération et de développement économiques révèle que l'Albanie est le 4e pays au monde concernant l'émigration des talents. La population part (plus de 4 millions), le pays ne cesse de perdre des habitants. L'Albanie compte aujourd'hui près de 3 millions d'habitants. Pour les Nations Unies, le chiffre pourrait baisser à un peu moins de 2 millions en 2100. L'on constate même une accélération des départs ou des volontés de départ lorsque les pays entrent dans l'UE. En août 2021, le Conseil national de la jeunesse de Serbie révèle que 50% des jeunes veulent quitter le pays. 25% préparent déjà leur expatriation. Même phénomène en Croatie, en Bulgarie ou en Roumanie, confrontés à l'exode de leurs talents. Le problème est commun : le manque d'attractivité. La jeunesse n'est pas dupe, et voit bien que l'horizon semble plus clair ailleurs en Europe. Mais le départ des potentiels creuse les inégalités entre les pays dits riches et les autres, et nuit au développement des Balkans. Pour tenter d'enrayer l'exode, le gouvernement croate lance, en décembre 2021, le programme « je choisis la Croatie » : les expatriés Croates qui décident de rentrer au pays pour créer leur entreprise peuvent toucher jusqu'à 26 000 euros. Suffisant pour faire revenir les personnels qualifiés ? Pas sûr. Ces derniers pointent toujours le manque d'attractivité de leurs pays, une mauvaise redistribution des richesses, et une corruption qui freine le développement économique. 

Quand le cercle vicieux prendra-t-il fin ? Les États concernés par la fuite des cerveaux font tout pour retenir leurs potentiels. Mais en même temps, ils ne semblent pas prêts à renoncer à une certaine idée du pouvoir. Idée difficilement compatible avec une répartition des richesses équitable. D'autres veulent y croire ; Le 2 mars dernier, le conseil des ministres congolais approuve un projet de loi donnant un cadre juridique aux start-ups. La République du Congo (aussi touchée par la corruption et le semblant de démocratie) s'est lancée depuis quelques années dans la course numérique. D'autres pays d'Afrique, d'Europe de l'est ou d'Amérique du Sud se sont aussi lancés dans cette course. Les talents, eux, espèrent un réel changement de politique, pour que les efforts menés s'accompagnent d'une lutte active contre les maux des pays.