La culture du travail à Tokyo

culture du travail a Tokyo
Denys Turavtsov / Shutterstock.com
Actualisé 2019-02-28 07:18

Au Japon, la valeur travail imprègne tout le tissu social. C'est le symbole du Japon fort, celui qui conquiert les territoires et diffuse son savoir-faire. Avoir un travail est signe de réussite : l'emploi est vecteur de statut social. Ce système, où le respect de la hiérarchie tient une place primordiale, a cependant montré ses limites.

Code vestimentaire

Tokyo. Un matin.

De nombreux salariés s'engouffrent dans le métro, le train. Ils portent tous le même style vestimentaire : costume sombre pour les hommes. Tailleur tout aussi sombre pour les femmes. Au Japon, pour se rendre au travail, la tenue sobre est de rigueur. Montrer son originalité ne sert pas. Servir l'entreprise, être utile au groupe, ne pas déranger, telles sont les valeurs de l'entreprise à la nipponne. Le costume devient l'uniforme de travail.

L'uniforme est de rigueur dès le collège, voire avant, si les parents optent pour des établissements privés. Et quand l'on entre dans la vie active, nouvel uniforme : costume dans les tons neutres (bleu marine, gris, noir). Chaussures noires ou marron. C'est l'uniforme du « salaryman » japonais. Les femmes sont, elles aussi, soumises à cette norme sociale. Tailleur pantalon (ou jupe, longueur genou) dans les tons neutres. Elles peuvent cependant se permettre quelques touches de couleurs pastels (bleu, tons rosés, beige etc.), toujours, dans le respect de la culture d'entreprise car les salariés représentent leur société, et doivent donc refléter ses normes et valeurs.

Si les pays occidentaux adoptent eux aussi des codes vestimentaires, ils les réservent plutôt aux postes de cadres et autres dirigeants, à certains milieux professionnels (banque, finance etc.). Mais l'employé sera rarement réprimandé s'il vient travailler en jean-basket. Au Japon, autre musique. La norme, c'est celle de l'entreprise.

Une norme qui tend à s'assouplir : conséquence du réchauffement climatique, les températures, en été, deviennent vite insupportables. Surtout à Tokyo, avec des records de chaleur. Dès 2005, le ministère de l'environnement japonais lance « Cool Biz ». Pour lutter contre le gaspillage énergétique (utilisation intensive de la climatisation), le ministère lance une vaste campagne de communication. Adieu veste et cravate en été. La campagne est, depuis, régulièrement reconduite, avec promotion de la chemisette (la chemise à manches courtes), ou encore, du « pantalon respirant ». Les créateurs les plus avant-gardistes proposent même le « bermuda de costume ».

Culture d'entreprise et cohésion du groupe

Parler de culture du travail à Tokyo et dans l'ensemble du pays, c'est aussi parler de d'ordre et de hiérarchie. L'on s'appelle selon son grade ' directeur/directrice, chef/cheffe, responsable, manager etc. C'est un signe de respect. Discrétion et humilité sont les maîtres mots. Entre collègues, le même respect prime. Le travail s'effectue en petits groupes, et en harmonie. L'on recherche, dans toute situation, à préserver le « wa », l'harmonie.

Officiellement, les Japonais travaillent 40h par semaine, dans une limite de 8h consécutives par jour. Certains secteurs, comme le bâtiment, le domaine médical, ou la restauration, bénéficient d'un aménagement de ce cadre légal. Cadre lui-même largement remis en cause, en pratique. Rares sont les salariés à se limiter au 40h par semaine. En pratique, ce sont plutôt 50h, en moyenne. Le Japon est l'un des pays qui pratique le plus d'heures supplémentaires au monde. Des heures pas toujours rémunérées, pour un résultat mitigé, voire, contre-productif.

Le gouvernement Abe tente de proposer une alternative car ces heures supplémentaires ne boostent pas la productivité, au contraire. Plus que du « travailler plus », au Japon, on « reste plus ». Après le temps de travail réglementaire, il est commun de rester au bureau. Partir le premier, casser l'harmonie du groupe, c'est faire preuve d'individualisme et d'égoïsme. Le chef n'est pas encore parti ? Le salarié se doit de rester. Heures supplémentaires, donc, ou plutôt : heures de présence supplémentaires.

Une nouvelle tendance émerge doucement. Petite secousse dans le monde du travail ? Pour lutter contre la culture du présentéisme, certains appellent les salariés à rentrer chez eux après le travail, quitte à zapper le nomikai, la sortie entre collègues.

C'est une pratique fortement encrée dans la culture d'entreprise. Le nomikai vise à resserrer les liens entre collègues, et aussi, entre dirigeants et salariés. Car les responsables participent aussi à ces soirées arrosées. Rendez-vous pris dans un bar, pour boire, souvent beaucoup. Les barrières tombent (un peu), les langues se délient. Si l'on a dit un mot de trop, on pourra toujours le mettre sur le compte de l'alcool. Le lendemain, ces excès seront oubliés, et tout le monde retournera travailler, à grand renfort de fortifiants contre la gueule de bois.

Ce qu'on ne dit pas ' les jeunes embauchés l'apprennent rapidement lors de leur premier nomikai ' c'est que même ces soirées arrosées obéissent à des codes. Dans le bar, on ne s'assied pas où l'on veut. Hiérarchie oblige, le dirigeant aura la meilleure place. Suivent ensuite, selon l'importance de leur fonction, les sous-chefs. Les jeunes embauchés se retrouvent en bout de table (près de la porte d'entrée, de la zone de passage etc. = la plus mauvaise place).

Certaines langues se délient, et remettent en cause les bienfaits du nomikai. Facteur d'intégration, ou, au contraire, vecteur de stress supplémentaire ? « Après le travail'¦ On travaille encore ». Voilà ce que pense une partie des salariés, qui ne voit plus ces soirées arrosées que comme une contrainte supplémentaire. Contrainte à laquelle il semble difficile d'échapper, au risque de briser le wa, l'harmonie du groupe.

Le drame de la « mort au travail »

Une harmonie également mise à mal par le sujet polémique des vacances. Le gouvernement Abe a fait ses comptes. Les salariés ont en moyenne 10 jours de congés payés par an, mais beaucoup ne les prennent pas. Culture du présentéisme oblige, mieux vaut rester dans l'entreprise. Tout au plus, prendront-ils quelques jours.

Ce dévouement à l'entreprise, autrefois glorifié, pose aujourd'hui problème. Outre un effet moindre sur la productivité, il rigidifie plus qu'il ne facilite les rapports. Les salariés endurent en silence. C'est le gaman (patience, endurance).

Plus grave, cette dévotion entraîne des dérives. Pression de plus en plus forte sur les salariés. Autoritarisme ' certains supérieurs abuseraient de leur position ' harcèlement. Les femmes sont particulièrement victimes de ces situations abusives. Difficiles, pour elles, d'évoluer dans une société à la vision patriarcale et masculine. L'office lady (OL), dans l'entreprise, semble encore vue comme celle qui apportera le café et les photocopies lors des réunions.

Si les mentalités évoluent peu à peu, la pression endurée par les salariés conduit à des drames. Burn-out, bore-out, voire même, suicide : c'est le karoshi, la « mort au travail ». C'est la tragédie des salariés japonais, sous la pression d'un système qui tend à effacer l'humain au profit de sa fonction. Accumulation de stress, excès de travail, rythme de vie entièrement centré sur l'entreprise sont les grandes causes de ces drames. Le gouvernement japonais estimerait à quelque 200, le nombre de décès annuels imputables à la surcharge de travail.

Le karoshi est symptomatique d'un système qui ne parvient plus à comprendre l'humain. La personne, vue uniquement par le prisme de son rôle (employé, cadre moyen, cadre dirigeant etc.) subit une pression constante.

Surcharge de travail, et culture d'entreprise dominante, qui fait passer la société avant la famille. Les journées des travailleurs sont à rallonge. Les moments passés en famille, relégués au week-end, lorsqu'ils ne sont pas tout simplement inexistants. On vit sur son lieu de travail. On sort avec ses collègues. On dort sur son bureau. La vie est, ainsi, rythmée par les heures de travail et les heures supplémentaires.

Le gouvernement japonais a, lui aussi, conscience que ces dérives nuisent au bien-être de la population. Le gouvernement pense aussi macro-économie, et entrevoit le spectre d'une crise plus grave encore, dans un Japon qui fait face au double défi du manque de naissances, et de l'allongement de la durée de vie. Quelle masse salariale, pour quelle productivité ? Des secteurs sont déjà sous tension. Le Japon manque de main-d'œuvre. C'est tout une culture d'entreprise qu'il faudrait remodeler, pour mieux prendre en compte l'humain. Membre du groupe, mais aussi entité entière, qu'il convient de respecter.

La révolution douce : l'ikagai

A contre-courant de la culture d'entreprise dominante, l'ikagai propose de se recentrer sur soi. Ce mot signifie « joie de vivre » « bien-être » « raison d'être ». C'est la « feuille de vie », de chacun. L'origine de l'ikagai ? Okinawa, l'île connue mondialement pour son grand nombre de centenaires. On parle souvent de leur régime alimentaire. On se penche désormais sur leur philosophie de vie : la recette du bonheur dans l'entreprise ?

Parler d'ikagai, c'est, tout d'abord, parler de « pause ». Faire une pause, débrancher. Une révolution dans un système où la valeur travail régule les rapports. L'ikagai change le curseur : l'entreprise n'est plus celle qui décide et impose. L'humain est replacé au cœur des échanges.

La question principale devient : pourquoi se lever chaque matin ? Qu'est-ce qui motive l'individu ?

Au lieu de se demander ' culture du travail actuelle : « que puis-je faire pour mon entreprise ? » l'ikagai renverse le système de pensée : « avant de se demander ce qu'on peut faire pour l'autre, demandons-nous ce qu'on peut faire pour nous. »

L'ikagai fait écho à certains exercices proposés en bilan de compétence, où l'on établit la liste de ce qu'on aime et ce qu'on aime pas. Avec cette méthode d'Okinawa, on revient à l'essentiel, l'individu. En poursuivant ce cheminement à l'intérieur de soi, on apprend à se connaître, à comprendre ce que l'on veut, ce que l'on peut accepter, ce qui nous fait du bien. On prend des décisions, on rejette ce qui nuit à notre bien-être. On finit par s'orienter vers le secteur professionnel qui nous convient le mieux. Travailler, oui, mais dans la joie.

Créer un environnement de travail agréable. Diminuer la verticalité des relations. Proposer de vraies interactions, non plus basées sur le nomikai, mais sur des échanges constructifs, ou chacun use pleinement de son droit d'expression. Apprendre à lâcher prise. Partir en week-end. Prendre des vacances. Décrocher. Diffuser ces nouvelles pratiques dans toutes les entreprises. Tel est le défi de l'ikagai.

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