Qu'est-ce qui explique la pénurie de main-d'œuvre qualifiée en Europe ?

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Publié le 2022-03-16 à 08:00 par Asaël Häzaq
C'est la bonne nouvelle de 2022. Les premiers chiffres de la croissance confirment les observations de 2021. Le chômage baisse mondialement. Les grandes puissances embauchent. Elles font même face à une pénurie de main-d'œuvre. États-Unis, Canada, Suisse, Australie… La chasse aux profils qualifiés est ouverte. En Europe aussi, le manque de travailleurs se fait sentir dans tous les secteurs. Pourquoi une telle pénurie de talents ? Quelles stratégies les pays d'Europe mettent-ils en place pour attirer la main-d'œuvre qualifiée ?

Baisse généralisée du chômage et hausse des embauches

Après le cataclysme de la Covid, qui a causé la contraction du PIB mondial, la production repart à la hausse. La relative bonne gestion de crise sanitaire couplée à des politiques de soutien aux entreprises des différents États explique en partie la reprise rapide de certaines économies. La Suisse est restée attractive malgré la crise, et est même parvenue à recruter des travailleurs qualifiés. Les pays de l'Union européenne, eux, mettent en place un vaste plan de relance économique. Avec de plutôt bons résultats. Hausse des investissements, soutien aux entreprises, embauches : un cercle vertueux qui explique la baisse du taux de chômage un peu partout dans l'UE. En décembre 2021, 9 pays passent sous la barre des 5 %. La République tchèque est le meilleur élève, avec 2,1 % de chômage. C'est 2,9 % en Pologne, 3,2 % en Allemagne, et 3,8 % aux Pays-Bas. La France ne comptabilise que 7,4% de chômeurs. Seuls l'Espagne et la Grèce dépassent le seuil des 10 % (respectivement 13 et 12,7%). Au final, le taux de chômage dans l'UE n'est que de 6,4%.

Pénurie de talents : un problème de flexibilité ?

Et si le problème venait du marché du travail ? Face à la pénurie, le gouvernement belge propose, en février dernier, une nouvelle réforme du travail. Pour le gouvernement, plus de flexibilité et de mobilité pour les travailleurs rendront les entreprises plus attractives. Les travailleurs pourront notamment organiser leur semaine de travail sur 4 jours, au lieu de 5 actuellement. Trop léger, pour les organisations patronales, qui auraient voulu une réforme plus ambitieuse. Pour elles, si la flexibilité et les avancées sociales sont du côté des travailleurs, elles ne le sont pas côté entreprises. « L'accord sur le travail n'offre aucune solution aux nombreuses entreprises qui cherchent aujourd'hui à recruter de nouveaux employés » regrette Voka, une organisation patronale flamande. Même réserve pour la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Pour les organisations patronales, ces mesures ne feront pas venir les talents. Au contraire, l'accumulation de nouvelles règles pourrait être contre-productive. Difficile, pour elles, d'atteindre les 80% de taux d'emploi, comme espéré par le gouvernement fédéral. D'autres rappellent que les profils qualifiés ont déjà largement tiré avantage du contexte Covid. Les télétravailleurs et nomades numériques sont de plus en plus nombreux en Europe. Les talents savent qu'ils sont en position de force et sont plus à même de négocier leur salaire et leurs conditions de travail. Si l'Europe est moins touchée par la grande démission que les États-Unis, elle reste attentive au phénomène.

Quand le manque d'attractivité fait fuir les cerveaux

C'est le casse-tête des États des Balkans. Retenir leurs talents. Croatie, Slovaquie, Roumanie… Les pays de l'Est ayant intégré l'Union européenne (UE) ont dû faire face à une accélération des expatriations de leurs ressortissants. Même problématique pour les États des Balkans non-membres de l'UE. Leurs talents les préfèrent d'autres pays européens, plus attractifs. Pour inverser la tendance, les différents États se lancent dans de véritables politiques de reconquête, dès le niveau scolaire. La Croatie utilise les « success stories » de ses entrepreneurs (Mate Rimec en tête) pour moderniser son image auprès des jeunes. Elle investit dans l'automobile, l'innovation et l'industrie de pointe, mise sur l'e-commerce et le numérique, des secteurs qui ont la cote auprès des jeunes diplômés et des actifs. Le pays est aussi confronté à une baisse des naissances. Retenir les talents est, pour la Croatie et les pays des Balkans, une question de survie. En décembre 2021, la Croatie lance un programme d'incitation au retour : 26000 euros pour tout Croate qui reviendra au pays pour créer une entreprise.

Manque d'innovation, bas niveau des salaires, lourdeur administrative, l'Espagne aussi est confrontée au problème d'attractivité. Les travailleurs étrangers boudent particulièrement le pays, surtout les cadres et autres travailleurs qualifiés : à peine quelque 130 000 permis de travail délivrés en 2020, contre plus de 300 000 en 2011. Parmi ces permis, à peine 5,2% concernent les employés qualifiés. La Covid-19 n'explique bien sûr pas cette chute. C'est l'attractivité qui est mise en cause. Les cadres espagnols se tournent aussi vers les autres pays, notamment les puissances européennes. Pour rattraper l'Allemagne, le Danemark, la France ou les Pays-Bas, l'Espagne mise sur la tech. Il manquerait plus de 70000 talents dans ce secteur, selon DigitalES, organisation regroupant les entrepreneurs de la tech. Pour les observateurs, l'Espagne doit simplifier la vie des entreprises, proposer des salaires plus attractifs, et se mettre à l'heure internationale en renforçant sa maîtrise de l'anglais. La crise sanitaire et le boom des nomades numériques pourraient aussi profiter à l'Espagne. S'alignant sur la Croatie, l'Allemagne ou l'Estonie, l'Espagne est justement en train de plancher sur son visa nomade numérique. Au programme : des baisses d'impôts et des formalités simplifiées pour tous les startupeurs et autres travailleurs indépendants. Le pays espère attirer de nouveaux profils et moderniser son image.

Vieillissement de la population et manque de talents

C'est un problème qui touche de nombreux pays d'Europe. La population vieillit. Il n'y a plus assez d'actifs pour soutenir l'économie. Un problème démographique qui impacte directement la croissance. En Allemagne, le vieillissement de la population inquiète de plus en plus. Selon l'Institut allemand pour la recherche économique (DIW), plus de 300 000 actifs prendront leur retraite cette année. Des départs qui seront loin d'être remplacés, faute de personnels qualifiés. Pire : en 2030, le pays pourrait manquer de quelque 5 millions de travailleurs. Le 11 janvier dernier, Robert Habeck, ministre de l'économie, de l'environnement et vice-chancelier présente son programme lors d'une conférence de presse. Un programme ambitieux pour un défi de taille : combler les « 390 000 emplois vacants en Allemagne, un chiffre qui devrait atteindre le million, voire plus encore ». Le ministre s'alarme et prévient. Si l'Allemagne ne fait pas venir plus de talents, elle le paiera en points de croissance. Habeck entend faire venir 400 000 travailleurs qualifiés étrangers par an. Pour lui, il faut augmenter l'immigration « […] et ce dans toutes les branches, que ce soient des ingénieurs, des artisans, des soignants et du personnel de santé. » Une analyse partagée par Christian Dürr, chef du groupe parlementaire libéral-démocrate (FDP) et membre de la coalition. Interrogé par magazine économique WirtschaftsWoche le 21 janvier dernier, il prévient : « La pénurie de travailleurs qualifiés est maintenant si grave qu'elle ralentit considérablement notre économie ». Pour Dürr, l'Allemagne doit « changer de cap le plus rapidement possible et très profondément ». Pour attirer les talents étrangers, l'État mise notamment sur une hausse des salaires et s'inspire du permis à points de la Nouvelle-Zélande ou de l'Australie. Des mesures fortes, pour simplifier les procédures de visa, gagner en attractivité, et attirer toujours plus de talents.