Profession artistique en expatriation : peut-on exercer son métier partout ?

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Publié le 2024-04-22 à 14:00 par Asaël Häzaq
Voilà une profession dont on ne parle pas souvent en expatriation : comment les artistes vivent-ils leur art à l'étranger ? Est-il possible de vivre librement de son art au nom de la liberté artistique ? Les critères d'éligibilité aux visas pour les artistes font rarement mention de cette dimension artistique. Elle est pourtant essentielle et peut influer sur la pratique même de son art à l'étranger.

Exercer un métier d'art en expatriation

La 18e édition des Journées européennes des métiers d'art (du 2 au 7 avril) a mis à l'honneur les arts, les artistes et les cultures. L'évènement est la plus grande manifestation internationale dédiée à l'art. De nombreux évènements ont eu lieu dans plusieurs villes d'Europe, articulés autour du thème de cette année ; « sur le bout des doigts ». Occasion pour les artistes de célébrer et d'exprimer leur art.

Mais peut-on parler de tout et montrer son art sans se soucier de l'accueil qu'il recevra dans le pays d'expatriation ?

Représentation de la nudité et « interdictions » culturelles dans le monde

La nudité est perçue différemment selon les pays. Le cadre dans lequel s'exprime cette nudité est lui aussi réglementé : on peut la tolérer à la plage (et encore, tout dépend de l'endroit), mais pas dans la rue. La loi portugaise, par exemple, ne fait pas état d'un « délit de nudité ». En revanche, l'exhibitionnisme est répréhensible. Imposer sa nudité à l'autre passe sous le coup de la loi. Que faire si l'artiste utilise son corps comme une œuvre pour performer à l'étranger ? On pourrait penser que tout dépend du lieu d'expression de cette « œuvre vivante » : compte-t-il déambuler ou s'exposer dans les rues de Barcelone, de Montréal, de New York ou de Dubaï sans vêtements ?

Aux textes juridiques s'ajoutent les codes moraux, dont le pouvoir reste très fort. Bien souvent, c'est la morale qui condamnera l'œuvre, même si aucun texte juridique ne le fait. Les pays du Golfe mettent en avant le respect de la morale et de la culture pour rappeler aux étrangers les règles vestimentaires. Mêmes rappels en Indonésie, en Inde et dans nombre de pays d'Afrique. On évitera l'ultracourt, moulant et/ou décolleté. C'est au nom de ce respect de la culture qu'une œuvre pourra être considérée comme « trop choquante » ou « portant atteinte aux bonnes mœurs ». Encore faut-il parvenir à s'entendre sur ce qui atteint la culture du pays d'accueil. Même interrogation concernant l'application de la loi. Comment juger objectivement de ce qui porterait atteinte aux bonnes mœurs ?

Atteinte aux bonnes mœurs

Pas besoin de quitter le pays pour être confronté à la censure. Au Japon, en décembre 2014, l'artiste plasticienne Megumi Igarashi est condamnée au Japon pour avoir enfreint la loi sur l'obscénité. Son crime ? S'être inspirée de son vagin pour produire des œuvres. L'artiste passe quelques semaines en prison et est condamnée à 400 000 yens d'amende (plus de 3000 euros). La censure fait paradoxalement exploser sa popularité à l'international. L'artiste revendique son art et son message, dans une société japonaise où le corps féminin tend encore à être considéré comme « tabou et impur ».

Vision de l'art selon les pays : cadre juridique et cadre moral

Comment juger de la conformité à la loi d'une œuvre artistique ? Si l'affaire Igarashi concerne une citoyenne japonaise censurée au Japon, le même cas pourrait se produire avec un artiste étranger. Or, il n'est pas toujours simple de connaître les subtilités d'une loi. Car le même Japon semble plus « compréhensif » envers d'autres formes d'art, qui, pourtant, montrent également la nudité.

Les critères d'éligibilité au visa d'artiste s'attachent plutôt à définir les métiers artistiques que l'étranger peut exercer. Concernant la nudité, la sanction peut tomber même en l'absence de cadre juridique, car la « loi morale » conserve une forte influence.

Pourquoi un tel émoi ? En se découvrant, même à travers des jeux de transparence, les artistes touchent « à quelque chose qu'on ne devrait pas voir ». Cette vision sexualise la nudité, quitte à créer des situations ubuesques, comme la censure d'œuvre d'art sur les réseaux sociaux. Ces mêmes réseaux accusés de présenter une nudité sexualisée. A contrario, les pays où la nudité tend à être désexualisée se montrent plus tolérants. C'est le cas de l'Islande, par exemple, où les habitants voient davantage de diversité corporelle.

Pour contourner les « interdictions morales » et continuer de produire, les artistes ont recours à des techniques, qui deviennent des formes d'art. L'artiste australien Julien Comte-Gaz expatrié France pixélise les photos de nu pour les découper, les réassembler, et les rendre visibles par tous.

Art : peut-on exercer son métier partout ?

Passons la question des débouchés professionnels. Il est bien entendu plus difficile d'exercer un métier qui n'existe pas dans un pays. Inversement, le manque pourrait devenir un atout, si l'art peut concrètement se pratiquer dans le pays concerné. Car derrière la question de l'exercice du métier se cache celle de la culture. Tout comme « on ne rit pas de tout avec tout le monde », les artistes sont régulièrement tiraillés entre leur volonté d'exprimer leur art, quitte à bouleverser les codes du pays d'expatriation, et les normes dudit pays.

Métier d'art, censure et politique

En octobre 2023, le Museo del Arte Prohibido (Le musée de l'art interdit) ouvre ses portes à Barcelone. Comme son nom l'indique, le musée expose toutes les œuvres censurées, car jugées trop provocantes. Ainsi, un portrait de l'ancien président Mao réalisé par Andy Warhol avait provoqué l'ire des autorités chinoises. Il se retrouve au Museo del Arte Prohibido, avec d'autres œuvres interdites.

En 2019, Barcelone accueillait déjà une œuvre censurée. La « Statue d'une fille de la paix » des artistes sud-coréens Kim Seo-kyung et Kim Eun-sung crée la controverse au Japon. L'œuvre symbolise les femmes « de réconfort », ressortissantes (notamment) coréennes, chinoises et néerlandaises contraintes de se prostituer pour l'armée impériale japonaise durant la guerre.

D'abord programmée au Japon, l'œuvre d'art est finalement bannie, par mesure de sécurité. En 2014, le maire de Clacton-on-Sea, au sud-est de l'Angleterre fait effacer une œuvre de l'artiste Bansky, la jugeant « offensante ». Bansky représente un groupe de pigeons, des pancartes plein les plumes, remplies de messages hostiles contre une hirondelle, perchée non loin d'eux. « Les migrants ne sont pas les bienvenus ! » « Retourne en Afrique », peut-on lire. Le maire fait donc effacer le graffiti, avant de réaliser qu'il s'agit d'une œuvre du célèbre Bansky. Conscient des formidables retombées qu'une œuvre de l'artiste pourrait rapporter à la ville, le maire rétropédale et invite Bansky à revenir orner les murs de Clacton-on-Sea. Silence cinglant de l'intéressé.

En septembre 2023, la France stoppe « jusqu'à nouvel ordre » sa coopération avec les artistes maliens, nigériens et burkinabés. Raison invoquée : l'instabilité politique de ces pays. Mais le Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) remarque qu'aucune décision de genre n'a été prise contre les artistes russes, malgré l'invasion russe en Ukraine. Pour le syndicat, la France manquerait à son devoir de solidarité. Les artistes des pays concernés regrettent de ne pouvoir exercer librement leur métier. Embarras au « pays des droits de l'homme ». La France tempère : les artistes ayant reçu leur visa avant septembre 2023 pourront se produire.