La vie pas si rêvée de nomade numérique

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Publié le 2023-09-27 à 13:00 par Asaël Häzaq
Les nomades numériques, ces nouveaux expatriés 5.0, bousculent la manière de concevoir vie professionnelle et vie privée. Une vie de rêve, où les vacances et les loisirs auraient toute leur place. C'est sans compter sur les réalités pratiques, qui tendent à relativiser l'idéal du nomadisme numérique.

Toujours plus de nomades numériques

On le présente comme le mode de travail de demain. Un mode de travail en progression depuis la crise sanitaire. 10,9 millions de personnes dans le monde se disaient nomades numériques en 2020. Le chiffre est passé à 35 millions fin 2022. Ces nomades digitaux ont la trentaine, gagnent en moyenne 120 512 USD par an (environ 109 000 EUR) et travaillent plus de 40 heures par semaine.

Bien plus qu'un simple mode de travail, le nomadisme numérique est un mode de vie. Finies les contraintes de l'entreprise ordinaire, avec son bureau et ses horaires. Le nomadisme numérique promet la vie « travail-vacances ». Les États multiplient les visas taillés pour ces expatriés en quête de liberté. Portugal, Brésil, Bahamas, Costa Rica, Émirats arabes unis, Espagne, Ile Maurice, Thaïlande… La Corée du Sud et le Japon réfléchissent à lancer leur visa nomade numérique.

Pour les États, ces expatriés présentent tous les intérêts du touriste. Leur consommation sur place profite à l'économie locale. Leur emploi est déjà assuré puisqu'ils travaillent avec des entreprises étrangères (l'une des conditions pour obtenir le visa). Les intéressés y trouvent leur compte dans un monde où les frontières n'auraient plus qu'une valeur symbolique. Les chiffres élevés des nomades numériques masquent cependant des réalités parfois très éloignées de la vie rêvée.

Coût d'une expatriation « version nomade numérique »

Oui à la vie rêvée du nomade numérique travaillant les pieds dans l'eau, mais encore faut-il pouvoir entrer et séjourner dans le pays de rêve. Présentées comme une formalité, les demandes de visa n'en sont pas moins contraignantes. Chaque État applique ses propres règles. Il peut accorder un visa d'un an ou plus, ou moins, renouvelable ou non, donnant accès à la résidence permanente ou non. Ainsi, le visa nomade numérique géorgien est valable un an, sauf pour les entrepreneurs individuels enregistrés sur le territoire, qui ont accès à la résidence permanente. Le visa nomade numérique islandais dure 6 mois, celui des Bahamas dure 1 an, renouvelable au cas par cas jusqu'à 3 ans. En plus des contraintes du visa s'ajoutent celles du revenu minimal à avoir, de l'assurance maladie, de la situation fiscale...

On compte environ 46 % de nomades numériques indépendants et 35 % de salariés dans le monde. Il est en effet plus simple de s'expatrier « version nomade numérique » en étant à son compte. Le salariat impose d'autres impératifs, car le salarié reste lié à l'entreprise. Il ne peut d'ailleurs pas partir à sa guise dans le pays de son choix, mais doit obtenir l'avis favorable de son employeur. Employeur qui peut refuser de le laisser télétravailler à l'étranger. Car le télétravail à l'étranger représente un coup pour l'employeur (cotisations sociales, prise en charge des frais professionnels, etc.).

Dans les deux cas, la question de l'argent reste essentielle. Il faut s'assurer d'avoir assez de clients pour continuer de sillonner les pays. Il faut être certain que le salaire suffira à supporter le coût de l'expatriation. Aux dépenses liées aux frais du visa et du billet d'avion s'ajoutent celles liées à la vie sur place (transports, hébergement, nourriture, etc.). Des frais en augmentation, dans un contexte inflationniste.

Changement de rythme

La vie rêvée du nomade numérique occulte parfois les obligations pratiques. Comment gérer le décalage horaire ? Le temps de travail ? Comment organiser sa journée ? Planifier ses rendez-vous ? Là encore, une bonne organisation est indispensable pour anticiper les changements de rythme, gérer les relations avec ses clients, avec son entreprise. La vie de vacances vantée par le nomadisme numérique peut se perdre dans le temps passé à renouveler son visa, à chercher un hébergement, à gérer son planning...

Le problème vient peut-être de l'image du nomadisme numérique. On le présente encore souvent comme un perpétuel début d'expatriation. C'est la fameuse « lune de miel » des premiers mois de l'expatriation, lorsque le travailleur-touriste voit encore tout en positif. La liberté de pouvoir changer de pays selon ses envies (sous réserve d'être éligible pour le visa) rapprocherait la vie de nomade numérique d'une « lune de miel ». Mais tout a une fin, et tout excès nuit, y compris l'excès de joie qui fatigue les zygomatiques. Contrairement à l'expatrié classique qui s'installe dans le pays (location d'un logement fixe, etc.), le nomade numérique ne se fixe pas. Son activité lui permet d'emporter son travail avec lui, de jouer les aventuriers le temps de son visa (sous réserve d'avoir les ressources financières et la connexion internet nécessaires). Un rythme de vie haletant qui peut avoir des conséquences.

Trop de nomades numériques ? La fronde des locaux

En 2022, environ 69 % des nomades digitaux entendaient poursuivre leur vie d'aventure pendant 2 ou 3 ans. Le chiffre ne parle pas de ceux ayant écourté l'aventure, de ceux pour qui la joie de l'aventure a cédé devant la déception.

Si les États comptent sur les nomades numériques pour booster leur économie, les locaux les jugent parfois responsables de la flambée des coûts, notamment des coûts du logement. C'est le cas au Portugal, empêtré dans une crise du logement ; certains quartiers sont devenus inaccessibles aux locaux. Des entreprises pensent avoir trouvé la parade en créant des « villages nomades digitaux », sortes de clubs de vacances entièrement pensés pour répondre aux besoins des nomades numériques. Mais là encore, les nationaux pointent une « défiguration » de leur environnement. Ils relèvent surtout les prix, toujours plus élevés. Car pour eux, l'implantation de « zones nomades numériques » a des effets sur toute une localité.

Même phénomène au Mexique. Le pays continue d'être plébiscité par les nomades digitaux, notamment Mexico, Playa del Carmen et Tulum. L'augmentation des prix dans ces destinations touristiques n'échappe pas non plus aux expatriés, qui s'échangent leurs nouveaux bons plans. Pour faire baisser la facture, mieux vaut opter pour Oaxaca ou Mérida. Ces villes, réputées plus abordables, sont devenues populaires chez les nomades numériques. Mais comme au Portugal, la population locale alerte sur la gentrification et la hausse des prix. Depuis 2018, date de lancement du visa nomade numérique au Mexique, le nombre d'expatriés a bondi de 425 %. Un rebond a même été observé après le confinement.

Des prix multipliés par deux

Les Mexicains parlent d'un « doublement » des prix, y compris pour les produits de première nécessité, alors que leurs salaires n'augmentent pas. D'après l'OCDE, le salaire moyen au Mexique est de 16 685 dollars annuels. Celui du Portugal est de 31 922. On est bien loin du salaire moyen annuel au Canada (59 050 dollars) ou aux États-Unis (54 700 dollars). Or, ces ressortissants sont nombreux à avoir choisi de s'établir au Mexique ou au Portugal. En 2021, 1,6 million de ressortissants américains séjournaient au Mexique. Le Portugal compte aussi de nombreux ressortissants français, dont le salaire annuel moyen s'élève à 52 764 dollars (chiffres 2022).

Pour échapper à la flambée des prix, les locaux se disent contraints de déménager… tout en craignant l'arrivée de futurs expatriés. Expatriés qui, selon eux, ne feraient pas assez d'efforts pour consommer local. Leur mode de vie et de consommation, resté proche de leurs standards, contribuerait aussi à la hausse des prix. Les locaux regrettent également un « entre-soi » qui serait cultivé par des nomades numériques peu enclins à apprendre la langue du pays d'accueil et à s'intégrer. L'exaspération monte et gagne les réseaux sociaux, où des commentaires hostiles aux nomades digitaux agitent le débat. Des étrangers se sentent visés, « mis dans un sac », quand bien même ils ne seraient pas nomades numériques. D'autres étrangers, effectivement nomades numériques, ressentent le même malaise, car eux non plus disent ne pas correspondre aux stéréotypes véhiculés.

Ces nomades numériques qui raccrochent

Un malaise qui peut entraîner ou s'ajouter à la fatigue, au stress et à la solitude que peuvent ressentir les nomades numériques. Les villages nomades digitaux entendent apporter une solution en rassemblant les expatriés en un même endroit. Mais là encore, les opinions divergent. Ces villages correspondent-ils toujours à la vision du nomadisme numérique ? Certains n'y trouvent pas leur compte. D'autres parlent d'une solitude présente malgré tout. L'isolement et la séparation d'avec les proches sont d'ailleurs les premiers motifs du retour à une vie plus fixe. Ces travailleurs qui retournent à un mode de vie ordinaire parlent d'un sentiment de vide : construire une vie est plus compliqué entre deux cartons. Obtenir un prêt, acheter un logement, fonder une famille est difficilement compatible avec une vie de vadrouille.

On comprend mieux que le nomadisme numérique attire davantage les jeunes. Ils sont cependant conscients que ce mode de vie résiste moins bien sur le long terme. L'impression de n'être chez soi nulle part pousse une partie d'entre eux à stopper la vie nomade pour immigrer durablement dans un pays, ou pour retourner dans le pays d'origine.

Comment bien vivre son expérience de nomade numérique 

Tout d'abord, gare aux idées reçues et à l'utopie. Le nomade numérique est avant tout un travailleur. Les escapades dans les décors de rêve attendront la fin du travail. Il faut aussi se rappeler que le nomadisme numérique exige un bon matériel informatique et une bonne connexion internet. Les zones très éloignées promettent peut-être de belles photos pour les réseaux sociaux, mais compliqueront le travail (mauvaise connexion internet, ou pas d'internet du tout). La zone d'expatriation doit prendre en compte ces critères.

Bouger d'un bout à l'autre du pays tous les mois ou toutes les semaines, peut-être, mais à condition d'être bien organisé. La vie rêvée du nomade numérique semble sous-entendre que tout ne fonctionnerait qu'à l'inspiration. L'inspiration n'enlève cependant pas l'indispensable organisation. Il faut planifier son prochain point de chute, prévoir un plan B en cas de réseau instable, pouvoir être joignable, etc.

Tout le monde n'est pas fait pour la vie de nomade numérique. Il existe tout d'abord des contraintes liées au métier même, incompatible avec la vie de voyage. S'ajoutent les autres questionnements. Certains seront à l'aise avec la « vie de vadrouille ». D'autres se fixeront tous les 3 ou 6 mois dans une ville. D'autres resteront dans le même pays jusqu'à expiration de leur visa. À chacun, au fond, de définir sa vision du nomadisme numérique.