Pourquoi l'Irlande cherche à attirer davantage de talents étrangers

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Publié le 2022-09-20 à 14:00 par Ameerah Arjanee
À l'instar de nombreux pays, l'Irlande souffre d'une pénurie de main-d'œuvre depuis la pandémie de Covid-19. Cette situation est aggravée par le vieillissement rapide de la population et la fuite des cerveaux chez la jeune génération. La réaction du gouvernement a été d'adopter de nouvelles mesures pour attirer les talents internationaux. Pourquoi le gain de cerveaux coexiste-t-il avec l'exode des cerveaux en Irlande et quelles sont les mesures qui ont été prises par l'Etat ?

Le flux de main-d'œuvre à double sens en Irlande : fuite et gain des cerveaux

Le Canada, le Royaume-Uni, l'Australie, Singapour et d'autres pays à revenu élevé sont confrontés à une pénurie de main-d'œuvre depuis la pandémie. Les raisons sont nombreuses : elles vont du décès des salariés de la Covid-19 à l'interruption de la migration lorsque les frontières ont été fermées, en passant par la Grande démission - the Great Resignation - où des millions de salariés aux Etats-Unis ont volontairement quitté leurs emplois. L'Irlande se retrouve dans la même situation, mais avec une particularité supplémentaire. Elle subit de manière simultanée « une fuite des cerveaux » - un exode de la population hautement qualifiée - et un « gain de cerveaux » - un afflux substantiel de professionnels étrangers.

En effet, de nombreux jeunes scientifiques, entrepreneurs, doctorants, professionnels de la médecine et autres partent en prévision d'un meilleur plan de carrière et d'un meilleur niveau de vie dans d'autres pays de l'Union européenne et anglophones comme l'Australie et le Royaume-Uni, par exemple. Parallèlement, depuis de nombreuses années, il y a eu une tendance des migrants hautement qualifiés issus des pays à revenu faible ou intermédiaire qui s'installent en Irlande. Par exemple, le Royal College of Surgeons d'Irlande rapporte qu'un nombre croissant de médecins dans le pays en 2015 sont nés et ont été formés au Pakistan, au Soudan, en Afrique du Sud, au Nigeria et en Égypte. Avant la pandémie, 28 % des médecins en Irlande étaient originaires des quatre pays africains susmentionnés.

Après le choc causé par la pandémie, l'Irlande doit compter encore plus sur cette main-d'œuvre étrangère. Schengen Visa Info indique que même si l'Irlande affiche un faible taux de chômage qui se situe à 4,2 %, de nombreux postes restent vacants : il n'y a tout simplement pas suffisamment de travailleurs, ou pas assez de travailleurs possédant les compétences requises localement. Quant à la plateforme de données ouvertes Knoema, elle avance que près de 15 % de la population d'Irlande (environ 750 000 personnes) a plus de 65 ans et est donc à la retraite. Le vieillissement de la population devrait s'accélérer, d'autant que l'espérance de vie est élevée (85 ans pour les hommes, 88 ans pour les femmes). L'immigration est nécessaire tant pour prendre soin de toutes ces personnes âgées (dans les services de santé et les services de soins gériatriques) ainsi que pour faire fonctionner l'économie en général dans le but de financer l'Etat providence.

Le coût de la vie pousse les jeunes irlandais au départ

Pourquoi les jeunes travailleurs irlandais ne sont-ils pas suffisamment nombreux pour que le pays puisse progresser économiquement ? L'une des raisons est que l'Irlande, tout comme de nombreux pays à revenu élevé, se trouve face à un taux de natalité en déclin (1,8 naissance par femme en 2022 selon Koema). La seconde raison est que de nombreux jeunes adultes quittent le pays pour des pâturages plus verts.

L'Irish Examiner a publié une récente étude commandée par le Conseil national de la jeunesse d'Irlande, le « National Youth Council of Ireland » (NYCI), et réalisée par RedC Research & Marketing. Elle a révélé que 70 % des sondés âgés entre 18 et 24 ans envisagent de s'expatrier. La principale raison est le coût de la vie, surtout le coût du loyer, l'incapacité à faire des économies et la détérioration de la santé mentale dans ces conditions économiques exécrables.

Certains seront peut-être surpris d'apprendre que l'Irlande, notamment sa capitale Dublin, n'est pas moins chère que certains pays ou capitales notoirement célèbres pour la cherté de la vie. Selon Eurostat, l'Irlande était le deuxième pays le plus cher de l'Union européenne en 2021, après le Danemark. Les prix à la consommation sont supérieurs de 40 % à la moyenne au sein des pays de l'Union européenne. Selon les chiffres compilés par le « Residential Tenancy Board », un appartement d'une chambre coûte désormais une moyenne de 2 000 euros par mois. En comparaison, le même type de logement coûte 800 à 1 200 euros par mois dans le centre-ville de Barcelone, par exemple, selon l'agence de location Equinox Urban Housing.

Sur RTE, Evan McGloughlin, un entrepreneur de 24 ans, dit jouir d'un meilleur niveau de vie depuis qu'il a quitté Dublin pour Barcelone plus tôt cette année. Son loyer a été divisé par trois, ajoute-t-il, ce qui lui permet de réaliser des économies et de disposer de revenus pour profiter de sa jeunesse. En outre, le fait d'avoir un passeport européen permet à des jeunes comme lui de s'installer facilement dans d'autres États membres de l'Union européenne, même lorsqu'ils sont des travailleurs indépendants ou en début de carrière.

En dehors de l'Union européenne, l'Australie et le Royaume-Uni sont des destinations populaires. Elena Murphy, une autre jeune interviewée par RTE, s'est récemment installée à Londres. Elle explique que même si la capitale du Royaume-Uni est chère et qu'elle est désormais bien moins payée, elle parvient ironiquement à faire des économies sur son loyer et pourra se permettre un prêt logement. En Irlande, elle aurait eu toutes les peines du monde à devenir propriétaire.

Sur TikTok, la vidéo d'un poème lu par la jeune irlandaise Alice Kiernan décrivant sa relation tiraillée entre l'amour et la haine envers Dublin a récolté 80 000 likes. Dans ce poème, elle indique que même si elle aime la ville et les souvenirs qu'elle lui a laissés, elle a le sentiment que « […] Dublin me presse, affamée de mon argent, de mes amis, de mon travail et de ma maison ». De nombreux commentateurs de la vidéo disent s'y identifier de par leur grand attachement envers l'Irlande, son histoire et ses traditions, mais qu'ils ont de plus en plus de mal de vivre sur place.

Des professionnels des secteurs prestigieux et qui sont bien rémunérés ne sont pas épargnés par l'exode. Publié en 2017, avant la pandémie, pour le compte du Royal College of Surgeons en 2017, le rapport d'Aisling Walsh et Ruairi Brugha intitulé « Brain Drain to Brain Gain : Ireland's Two-Way Flow of Doctors » - soit « Fuite des cerveaux vers gain de cerveaux : le flux bidirectionnel des médecins en Irlande » - décrit en détail les problèmes qui nuisent à la rétention de la main-d'œuvre dans le système de santé irlandais. Ils citent le faible accès à la formation et le manque de progression de carrière (c'est-à-dire des plans de carrière peu clairs) comme les principaux facteurs qui poussent les médecins généralistes âgés entre 24 et 35 ans à quitter l'Irlande. Bien qu'aucune statistique ne soit disponible sur le nombre de médecins qui ont quitté le pays après la pandémie, on peut supposer qu'ils font également partie de l'exode touchant actuellement les jeunes professionnels irlandais.

Les nouvelles mesures prises par l'Irlande pour attirer la main-d'œuvre étrangère

Le gouvernement a récemment adopté de nouvelles mesures pour attirer et retenir davantage de travailleurs étrangers hautement qualifiés. Néanmoins, le Conseil national de la jeunesse d'Irlande, le « National Youth Council of Ireland » (NYCI), souligne qu'il doit aussi se concentrer sur l'amélioration de la vie des jeunes irlandais pour les dissuader de partir.

En juin 2022, le gouvernement a actualisé sa Critical Skills Occupation List - la liste des professions nécessitant des compétences essentielles - lorsque les nouveaux « Employment Permits (Amendment) (No. 2) Regulations » - les règlements sur les permis de travail - sont entrés en vigueur. Les employés qualifiés ayant une expérience professionnelle pour les emplois figurant sur cette liste sont éligibles au Critical Skills Employment Permit. Il faut, au préalable, une offre d'emploi d'une durée d'au moins deux ans d'un employeur irlandais, assorti d'un salaire annuel d'au moins 32 000 euros d'après les informations fournies par le « Department of Enterprise, Trade and Employment » (DETE) - le ministère de l'Entreprise, du Commerce et de l'Emploi - du gouvernement irlandais.

Les emplois sur cette liste exigent de facto un diplôme. Les secteurs d'emploi sur cette liste comprennent les soins de santé (médecins, pharmaciens industriels, audiologistes, radiographes, entre autres), les soins infirmiers (sages-femmes et infirmiers), les affaires et les finances (experts-comptables agréés et fiscalistes, consultants en gestion, statisticiens, etc.), l'éducation (universitaires titulaires d'un doctorat), les TIC (développeurs de logiciels, concepteurs de sites web, architectes informatiques, analystes informatiques), l'architecture (architectes, métreurs, etc.), les arts et les médias (directeurs artistiques, animateurs, décorateurs etc.), l'ingénierie (ingénieurs civils, ingénieurs électriques, ingénieurs mécaniques, etc.), les sports (entraîneurs et directeurs de haut niveau), et le marketing (experts en marketing international, responsables de vente multilingues, etc.). La liste complète peut être consultée sur le site web du DETE.

Certains étrangers hautement qualifiés dont les professions ne figurent pas sur la liste susmentionnée peuvent faire une demande pour un « Critical Skills Employment Permit », à condition qu'ils disposent d'une offre d'emploi rémunéré à hauteur de 64 000 euros par an. Cependant, les expatriés potentiels avec une offre d'emploi de moins de deux ans devraient plutôt réclamer un « General Employment Permit ».

Ce dernier présente divers avantages comparativement aux autres visas de travail. D'abord, il n'oblige pas l'employeur à entreprendre un Labour Market Needs Test, soit une étude des besoins du marché du travail. Pour rappel, cet exercice oblige l'employeur à publier une offre d'emploi localement pendant quatre semaines pour voir s'il ne trouve pas de candidat local approprié avant de pouvoir recruter un étranger. Deuxièmement, ce visa facilite grandement le regroupement familial. Les titulaires peuvent immédiatement faire une demande pour faire venir leur famille en Irlande. Les membres de leur famille peuvent obtenir gratuitement un permis de travail en tant que personne à charge, partenaire et conjoint. Et troisièmement, à la fin du permis de deux ans, l'expatrié peut demander à demeurer en Irlande sans nécessairement avoir un nouveau permis de travail ou une nouvelle offre d'emploi.

En plus du « Critical Skills Employment Permit », le gouvernement irlandais prend d'autres mesures pour attirer et pour retenir les médecins étrangers. Comme mentionné précédemment, le service de santé publique irlandais dépend beaucoup sur les médecins expatriés issus des pays à faible revenu et à revenu intermédiaire. Outre l'Afrique et l'Asie, l'Irlande attire aussi de nombreux médecins de l'Europe de l'Est, particulièrement de la Roumanie, de la Hongrie, de la République tchèque et de la Pologne d'après le Royal College of Surgeons. Afin d'encourager cette tendance, le gouvernement irlandais a annoncé qu'à partir du 21 septembre, les médecins hors de l'Espace économique européen (EEE) qui ont vécu en Irlande pendant au moins 21 mois sous le « General Employment Permit » peuvent désormais demander à travailler sans nouveau permis. Leurs conjoints et personnes à leurs charges (les enfants de moins de 23 ans qui étudient à plein temps) auront également l'autorisation de travailler.

Toutes ces mesures visant à attirer les talents étrangers sont très bonnes, mais le Conseil national de la jeunesse d'Irlande, le National Youth Council of Ireland (NYCI), rappelle au gouvernement que les jeunes locaux ne doivent pas non plus être négligés comme ils contribuent également à l'économie irlandaise de manière considérable. Le NYCI recommande ainsi une baisse des frais d'inscription dans l'enseignement supérieur national, un financement accru des services d'aide à la jeunesse, une augmentation de l'allocation accordée aux jeunes demandeurs d'emploi et du salaire minimum perçu par les moins de 20 ans (à compter de janvier 2023, les plus de 20 ans devraient toucher 11,30 euros de l'heure, tandis que les moins de 20 ans obtiendront entre 7,91 et 10,17 euros), et l'extension du « Youth Travel Card » aux autres jeunes adultes. En effet, il semble opportun non seulement d'accélérer le gain de cerveaux, mais aussi de mettre un terme à la fuite des cerveaux.