Nomadisme numérique : un danger pour les économies et les sociétés ?

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Publié le 2022-09-05 à 10:00 par Asaël Häzaq
Estonie, Croatie, Allemagne, Costa Rica, Cap-Vert, Brésil, Équateur, Chypre, Mexique, Portugal, Émirats arabes unis… La liste des pays octroyant le visa nomade digital ne cesse de s'allonger. Encore discrets il y a quelques années, ces nouveaux travailleurs sont en train de révolutionner le marché du travail. La Covid les a propulsés en avant, et des milliers de travailleurs s'expatrient pour allier confort de vie et carrière professionnelle. Mais à qui profite ce nouveau mode de travail ? Les locaux grincent des dents face à ce qu'ils appellent « une invasion ».

Qu'est-ce qu'un nomade digital ?

Derrière l'expression « nomade digital » (ou nomade numérique) se dessine un nouveau rapport au travail et à la société. Le nomade numérique est une personne qui n'a besoin que d'une bonne connexion Internet pour travailler. Il peut donc exercer son activité où il le souhaite. L'essor du nomadisme numérique va de pair avec la réouverture des frontières après les confinements, la politique des États pour renouer avec la croissance, et les nouvelles attentes de nombreux travailleurs.

Un nomadisme numérique en plein essor

Le salaire seul n'est plus le moteur de l'épanouissement professionnel. Les salariés positionnent le bien-être et la préservation de la santé mentale au même rang que la recherche de performance et de technicité. Ces deux compétences augmenteront d'ailleurs si le salarié se sent bien dans son travail. Les entreprises ont pris conscience des nouvelles attentes des travailleurs. Yahoo Japan, Amazon, Microsoft, Airbnb, Johnson & Johnson, Adobe, American express, Meetic (application de rencontre), Mozoo group (publicitaire), Rev (entreprise de synthèse vocale), Ilek (fournisseur d'énergie verte)… La liste des sociétés (surtout des grands groupes) qui s'ouvrent au télétravail à l'étranger s'allonge à mesure que de nouveaux visas nomades numériques tombent.

Les indépendants sont tout aussi attirés par la vie à l'étranger, d'autant plus que les États multiplient les politiques incitatives pour faciliter leur implantation. L'Estonie, pionnière du nomadisme digital, propose même un programme de création d'entreprise 100 % en ligne. Les États qui encouragent le nomadisme digital espèrent gagner en attractivité et en retombées économiques. Mais ces retombées profitent-elles à la population locale ?

Nomades numériques contre locaux

Au Mexique, le message est de plus en plus audible, et clair : « partez ». Sur les réseaux sociaux et dans la rue, de plus en plus de Mexicains s'indignent contre l'afflux des nomades digitaux (essentiellement américains), qu'ils assimilent à une nouvelle forme de colonialisme. Certains évitent de s'appeler « expatrié », reconnaissant que le mot (crée au 19e siècle par les colons pour se différencier des immigrés) traîne encore avec lui son histoire. « L'expat » serait le privilégié appartenant à un certain groupe social. Les comportements de certains semblent pourtant correspondre à cette définition de l'expatrié privilégié.

La vague d'Américains qui s'installe actuellement au Mexique semble davantage motivée par la vie peu chère, de leur point de vue. Car pour les locaux, la pauvreté menace. Plus de 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Or, les nomades numériques modifient l'environnement dans lequel ils s'installent, à commencer par les prix des logements. À Mexico, les loyers flambent. C'est aussi vrai au Portugal, aux États-Unis, en Thaïlande…

Nomadisme digital : bénéfice ou contrainte pour les économies locales ?

Mais tous les étrangers ne sont pas à mettre dans le même panier. Toujours au Mexique, les étrangers installés avant le boom du nomadisme digital n'ont rien à voir avec les nouveaux venus 5.0. Ils ont immigré par amour du pays, de sa langue, de sa culture. Ils se sont intégrés et vivent comme les locaux.

Les nomades digitaux travaillent rarement pour le pays dans lequel ils immigrent. Leurs revenus viennent d'ailleurs, et ils n'ont professionnellement pas besoin d'apprendre la langue de leur pays d'accueil. Ils se regroupent dans des « quartiers d'expats », avec Internet et toutes les commodités possibles. Ils importent leur culture, leur langue, leurs manières, et évoluent loin des problèmes du pays qui reste, pour eux, une carte postale. Difficile, dans ces conditions, de parler d'intégration.

Faut-il pour autant remettre en cause l'impact positif des nomades digitaux sur le tourisme ? NomadX est une entreprise qui crée des villages de nomades digitaux dans le monde. Un village a vu le jour à Madère, au Portugal. Un autre se construit au Brésil. Selon NomadX, le projet portugais génère 30 millions de dollars par an pour l'économie locale (avec 6000 nomades numériques inscrits au programme). Mais comment cet argent est-il réinjecté dans l'économie locale ? Les locaux sont-ils toujours gagnants ?

La responsabilité des États

Si des villages de nomades numériques peuvent voir le jour, c'est bien parce qu'ils sont encouragés par les États. Dans leur course pour relancer le tourisme, peu regardent l'impact du nomadisme numérique à court, moyen et long terme. Les Mexicains et les Portugais forcés de quitter leur quartier, faute de pouvoir payer leur loyer, subissent au quotidien les effets pervers de cet afflux de touristes d'un nouveau genre.

Ceci est d'autant plus vrai que les étrangers nomades ne sont là que pour un temps. Le principe même du nomadisme digital est l'extrême flexibilité. On travaille d'où l'on veut. On vit où l'on veut. L'augmentation des visas de nomades numériques n'encourage pas à s'installer durablement dans un pays donné, mais, au contraire, à sillonner les États pour profiter de leurs avantages sans subir de contraintes. Les nomades numériques n'ont pas de résidence fixe. Leur impact positif sur l'économie locale peut donc être relativisé… À moins de ne raisonner qu'en vase clos, avec des villages numériques aux loyers trop élevés pour les locaux, avec des commerces et des services taillés pour les nomades digitaux, à des prix encore une fois trop élevés pour les locaux, qui viendraient travailler dans ces villages pour servir les touristes, mais sans pouvoir y vivre. Une vision bien éloignée de l'immersion dans un pays étranger.