Conjoint suiveur au masculin : et si on en parlait ?

Vie pratique
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Publié le 2022-02-14 à 09:00 par Asaël Häzaq
Si les sociétés ont longtemps véhiculé l'image de la femme suivant son mari expatrié, les choses évoluent. Les femmes sont de plus en plus nombreuses à partir, en solo, en couple, en famille. N'hésitant pas à afficher leurs ambitions, elles prennent leur place dans un univers encore trop souvent occupé par les hommes. Car l'expatriation résonne encore comme un signe de réussite et d'accomplissement professionnel. Qui sont ces conjoints suivant les femmes dans leur projet de vie à l'étranger ? Comment vivent-ils la situation ? Comment appréhendent-ils leur rôle ?

Conjoint suiveur : un rôle plus difficile ?

« Je n'avais jamais pensé qu'un jour, je suivrai ma femme à l'étranger. On rêvait de partir en Espagne. On a étudié l'espagnol, économisé, ma femme a trouvé une super offre en banque, et on est partis. Je pensais vite trouver du boulot mais j'ai galéré et l'ai mal vécu. Ça me faisait vraiment bizarre qu'elle nous fasse vivre. On avait deux enfants, et je me disais « ils ne vont plus me respecter en tant que père ». Encore aujourd'hui, je m'étonne d'avoir pensé comme ça. » Ce témoignage est celui de Léo, 33 ans, immigré avec sa femme Sasha en Espagne depuis 2016. Léo enchaîne les petits boulots. Lorsqu'il trouve enfin un métier dans lequel il s'épanouit, la Covid s'abat sur le monde. C'est paradoxalement ce qui permet à Léo de prendre du recul. « Tout était à l'arrêt. Heureusement que ma femme était là pour assurer. Je crois avoir eu trois bons mois de blackout. Je suis allé voir un médecin. J'étais super complexé par la réussite de ma femme, au fond. Et très jaloux aussi. J'en ai eu honte, mais le dire m'a permis de dépasser ça. » Léo décide d'arrêter sa compétition avec sa femme « j'étais le seul à voir ça comme une bataille ! » et s'occupe encore plus des enfants « le plus beau et difficile métier du monde ! Je m'occupais déjà des enfants et de la logistique avant, mais plus en mode pilote automatique. Là, j'ai vraiment pris mon temps, et j'ai réalisé que la cuisine, c'était mon truc. » Léo se prend de passion pour la cuisine, mais aussi la boulangerie et la pâtisserie : pain et viennoiseries maison, gâteaux… Il discute beaucoup avec sa femme. Reprendre des études, ou pas ? Devenir cuisiner ? Après des mois de réflexion et de doute, Léo s'oriente vers la pâtisserie. « Je viens de commencer une formation. Je sais déjà que je souhaite garder du temps pour mes enfants et ma femme. On verra comment les choses évoluent. Pour l'instant, ça va. J'ai appris à être plus relax et à balancer mes pensées archaïques. Ma femme gagne plus que moi, et c'est très bien. »

Quand l'homme se réinvente

L'histoire de Léo et Sacha cristallise ce qui se joue lorsque c'est la femme qui s'expatrie. Signe de promotion sociale, l'expatriation de la femme peut être perçue, par l'homme, comme un déclassement, alors que l'inverse n'est pas vrai. C'est sur les femmes que pèse encore la charge mentale. Sur elles encore, que l'on projette un rôle de mère ou de future mère, difficilement compatible avec une vie à l'étranger en tant que porteuse du projet d'expatriation. Le changement des mentalités met davantage les femmes aux avant-postes. Les hommes se remettent en question. C'est ce qu'a fait Anthony, parti rejoindre sa fiancée américaine aux États-Unis. Il témoigne pour French expat podcast : « […] Pendant 6 mois, j'étais assigné à résidence et ça a été un peu dur pour moi. Le fait d'être coincé, et puis de dépendre un peu de ma femme. Ça faisait vraiment bizarre, c'était pas du tout mon truc ! » En attendant la délivrance de sa Green Card, l'homme explore son nouvel environnement et s'adonne à sa passion : le pilotage. Il passe des examens et devient professionnel. Il obtient son titre de séjour et est directement engagé dans une école de pilotage. Un rêve, pour l'ancien ingénieur, qui ne s'attendait pas à un tel revirement professionnel. « Au final, être payé pour faire de l'avion, je ne pensais même pas que c'était possible, je ne l'avais même pas imaginé en France. » 

Pour Ken, le changement est psychologique. En 2017, le Japonais s'installe en France. Un soulagement pour le jeune homme, qui ne se voyait pas vivre au Japon. « Là-bas, je n'étais qu'un herbivore responsable de la faible natalité, sans avenir, et sans boulot fixe. » Au Japon, Ken enchaînait les « baito », les petits boulots. C'est en 2006 que le mot « herbivore » fait son apparition. C'est l'autrice et spécialiste des tendances Maki Fukasawa qui l'utilise pour qualifier ces hommes en totale opposition avec l'image virile traditionnelle. De phénomène de mode, l'expression soulève un vrai problème de société. Une partie des jeunes hommes rejette le modèle social traditionnel. La tendance est toujours d'actualité et fait toujours débat. Certains qualifient ces hommes de « passifs », responsables de la baisse de la natalité, fuyant leurs « responsabilités d'hommes ». D'autres, au contraire, affirment que cette tendance concourt à de meilleures relations entre les femmes et les hommes. Ken, lui, est parti. Alors qu'il apprécie sa vie de célibataire pvtiste en France, il rencontre celle qui devient sa femme. Coup du sort : elle est mutée à Tokyo. « Tout s'est passé très vite. Je pose mes bagages en France. Je rencontre ma copine en soirée. On se marie. C'était comme dans un rêve. Mais en janvier 2020, cauchemar. Il faut retourner au Japon. » Le début de la pandémie fait retarder les choses. « J'ai cru que le projet serait avorté, car finalement, ma femme télétravaillait. Elle est même retournée au bureau de temps en temps. Mais non. En mi-2021, il est revenu sur la table, et mes angoisses aussi. » Ken craint le regard de sa famille. Il n'a pas trouvé « une situation ». Si lui a toujours bien vécu son « papillonnage professionnel », le retour au Japon le fait douter. 

Nouveau retournement de situation : quelques mois après leur arrivée à Tokyo, la femme de Ken tombe enceinte. C'est paradoxalement un tremplin pour le trentenaire. « Bizarrement, je me suis souvenu de Shinjiro Koizumi (ancien ministre de l'environnement) qui voulait prendre un congé paternité. C'était une grande première, au Japon ! Je me suis dit que moi aussi, je devais prendre une pause pour réfléchir. Et tant pis pour le qu'en dira-t-on. De toute façon, les freeters [personnes enchaînant les petits boulots, employés à temps partiel, sans emploi…] sont déjà mal vus. » Au Japon, le congé paternité est encore peu répandu. Surtout dans la classe politique. C'est le 15 janvier 2020 que l'ancien ministre annonce son projet. Soutenu par l'ancien premier ministre Suga, les propos de Koizumi, âgé alors de 38 ans, secouent tout le pays et se propagent à l'international. Le plus jeune ministre du gouvernement est pourtant prudent : à peine deux semaines de congé paternité répartis sur trois mois, durant lesquels il travaillera depuis chez lui. Mais l'annonce est inédite pour un Japon encore marqué par les idées traditionnelles. Seuls 6% des pères prennent leur congé, contre 80% des mères. Ken va encore plus loin. Il arrête ses recherches d'emploi et retourne à l'école, « l'école des papas. J'avais besoin de parler à des futurs pères un peu perdus, comme moi. Aujourd'hui, je suis un jeune père au foyer heureux qui s'occupe pleinement de l'éducation de sa fille. Certains me félicitent. D'autres me montrent du doigt et me traitent de rebelle ou de fou. D'autres encore ont honte pour moi, et pensent que je fais ça à cause de la crise, parce que je n'ai pas de boulot. Ça me fait rire. »

Conjoint suiveur : nouvelle figure de l'homme moderne ?

Gaby en est convaincu. Sa génération (Gaby est trentenaire) est bien plus soucieuse du respect des droits des femmes et de la lutte contre les discriminations. Il n'a pas hésité à suivre sa petite amie, qui rêvait d'une vie au Canada. Lui n'y avait jamais pensé. Le couple a construit le projet ensemble. « Le deal, c'était qu'on parte dès que l'un de nous aurait trouvé du travail. Elle a trouvé. Je l'ai suivie. C'est super. » Pour Gaby, aucun problème de place de l'homme dans le couple. « C'était peut-être ça pour la génération d'avant, mais je pense que les choses bougent, et c'est tant mieux. Pourquoi les femmes devraient-elles se sacrifier pour les hommes ? Elles aussi ont des ambitions, et c'est bien. Je pense qu'il y aurait moins de discriminations si les hommes arrêtaient de prendre une place qui n'a jamais été la leur. Les entreprises aussi doivent jouer le jeu, en arrêtant la discrimination salariale, en proposant des expatriations autant aux femmes qu'aux hommes, et en s'occupant aussi bien du conjoint suiveur que de la conjointe suiveuse. J'ai entendu dire que certaines boîtes proposaient davantage de formations aux conjoints suiveurs, comme s'il fallait absolument qu'ils retrouvent vite un job. Pour les femmes, c'est comme si on s'attendait qu'elles restent au foyer. C'est n'importe quoi. Il faut que ça bouge encore plus. » Gaby fait partie de la « génération Erasmus ». Il se retrouve dans les nouveaux combats féministes, écologiques, pour la valorisation des « nouveaux pères », loin du modèle des anciennes générations. « Il faut encore plus de femmes expatriées, et plus de conjoints suiveurs » conclut-il.