Pénurie de soignants : le défi des pays en développement et leurs stratégies

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Publié le 2023-10-25 à 10:00 par Asaël Häzaq
Certains États parlent d'un « exode des soignants ». Un nouveau coup dur pour les pays en développement, dont le système de santé reste encore marqué par la crise sanitaire. Comment attirer les soignants et surtout les retenir ? Car la pénurie de soignants touche le monde, y compris les pays les plus riches. Dans cette compétition pour s'attirer les talents de la médecine tout en évitant la fuite des cerveaux, quels sont les moyens mis en place par les pays en développement ?

Interdire les expatriations de soignants ?

Rendre le recrutement des soignants illégal. C'est la mesure radicale qu'entend prendre le Zimbabwe, pour lutter contre ce qu'il appelle « une violation des droits humains » et un « crime contre l'humanité ». Constantino Chiwenga, vice-président du pays et ministre de la Santé, ne mâche pas ses mots. Sa mesure, annoncée en avril, est tout aussi radicale. Car le Zimbabwe ne parvient pas à maintenir un niveau de personnel soignant suffisant. En cause, une grave fuite des cerveaux, avec des expatriations toujours plus nombreuses de soignants nationaux pour d'autres États, principalement occidentaux.

Selon un média local, plus de 4000 infirmiers et médecins auraient quitté le pays depuis février 2021. Beaucoup se seraient rendus au Royaume-Uni, en pénurie de soignants. Le royaume britannique propose des salaires bien supérieurs à celui de l'État zimbabwéen. Mais en mars, l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) place le pays sur sa liste rouge, liste réservée aux États subissant de graves pénuries de personnels soignants. Le Royaume-Uni est contraint de stopper ses recrutements. Selon l'Association médicale du Zimbabwe, le pays compte à peine 3500 médecins pour 15 millions d'habitants.

Soignants : entre fuite des cerveaux et recrutement international

Le cas du Zimbabwe n'est pas isolé. Le monde manque de soignants et recrute. La crise sanitaire a révélé des systèmes de santé à bout de souffle, et a accéléré la fuite des cerveaux. On observe cependant d'importantes disparités entre les pays riches et ceux en développement. L'OMS tire la sonnette d'alarme en mars 2023. Selon l'agence, 55 pays connaissent d'importantes pénuries de soignants, dont une grande majorité en Afrique (37 pays). Ces personnels de santé préfèrent s'expatrier dans d'autres pays demandeurs, comme le Royaume-Uni, le Canada ou la France pour bénéficier d'un salaire plus élevé et de meilleures conditions de travail.

Réuni le 23 janvier 2023, le Conseil international des infirmières s'indigne. Lors d'une conférence de presse, il évoque « 7 ou 8 pays riches, notamment la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada » qui seraient responsables « d'environ 80 % des migrations internationales d'infirmiers » ; recrutements essentiellement pratiqués en Afrique et en Asie du Sud-est, régions du monde déjà fragilisées sur le plan de la santé. Avec la France ou l'Allemagne, la Grande-Bretagne, les États-Unis et le Canada vont recruter directement au sein des pays en développement. Pour faire face à sa pénurie de soignants, le ministère de la Santé québécois s'est lancé dans une campagne pour recruter 4000 professionnels de santé à l'étranger, notamment au Maghreb (en 2021-2022). L'Allemagne poursuit sa création de centres de conseil dans les pays en développement. Un centre existe au Ghana depuis 2017. D'autres devraient ouvrir en Indonésie, en Égypte, en Tunisie ou au Maroc. Le message est toujours le même : recruter des soignants qualifiés et d'autres talents étrangers. Un message perçu différemment dans les pays fournisseurs de main-d'œuvre, qui y voient plutôt une fuite des cerveaux organisée.

Comment les pays en développement peuvent-ils retenir leurs médecins ?

Comment éviter la fuite des cerveaux ? Le problème n'est pas nouveau, et le défi est de plus en plus grand pour les pays émergents. La crise actuelle pousse nombre de soignants dans d'autres pays, mieux payés. Beaucoup se disent coupables « d'abandonner » leur patrie. Ils savent que leur départ ne sera pas remplacé. Ils s'accordent néanmoins pour rappeler aux gouvernements de prendre leurs engagements.

Message entendu. Pour retenir leurs soignants, les pays en développement misent sur deux axes principaux : la formation et l'innovation. Côté formation, des universités ont vu leurs capacités d'accueil augmenter depuis les années 2010. Plus d'étudiants en médecine, pour une formation de meilleure qualité. L'innovation entre aussi en jeu, avec des investissements dans les établissements de santé et les hôpitaux (matériel médical, infrastructures, etc.). Mais les belles annonces et images cachent une réalité plus difficile. Étude de cas.

Cuba

Le Cuba s'est illustré dès 1963 avec son « internationalisme médical ». Utilisé comme un véritable outil diplomatique, l'internationalisme médical a hissé Cuba au rang de puissance médicale, malgré une économie morose. En 2018, l'État cubain compte 8,4 médecins pour 1000 habitants. C'est presque 2 fois plus que la moyenne des pays de l'OCDE. Des soignants nombreux et biens formés, des soins gratuits pour la population, et des escouades médicales envoyées à la rescousse dans les autres pays. Voilà l'internationalisme médical en action, pour une image d'un État à la pointe de la solidarité et de la technologie. La Covid a néanmoins révélé les importantes failles d'un système de santé aux infrastructures vieillissantes, qui retiendrait beaucoup moins de soignants qu'annoncé.

Indonésie

Le système de santé indonésien n'en finit pas de panser les plaies de la crise sanitaire. Un système déjà fragile et débordé, devenu ingérable durant la Covid. Jeunes diplômés et stagiaires en médecine ont rapidement été appelés en renfort, alors que de nombreux médecins indonésiens mouraient, infectés par le virus. En juillet 2021, l'Association des médecins indonésiens a compté au moins 434 médecins morts de la Covid. La passion pour le métier semble bien insuffisante pour convaincre les jeunes médecins de rester. Stress, anxiété, épuisement, manque de matériel, pénuries de personnel, salaires non reçus, frais universitaires toujours plus élevés... les conditions de travail des soignants mettent à mal toute la profession. Le gouvernement a bien augmenté les salaires à 1150 dollars par mois pour attirer les jeunes médecins, mais ces derniers se disent résignés.

Nigeria

Pour retenir ses soignants, le Nigeria développe ses infrastructures. En 2014, un plan d'assurance santé communautaire Ukana West 2 (CBHI) à l'initiative de la Couverture sanitaire universelle (CSU) organisation mettant en relation instances gouvernementales, universitaires et internationales pour renforcer les systèmes de santé dans le monde, voit le jour. La création du CBHI (dans l'État d'Akwa Ibom) a permis de faire revenir le personnel soignant, d'assurer de meilleurs salaires, de restaurer la chaîne d'approvisionnement en médicaments, de rendre les services plus efficaces et mieux dotés en matériels. Un constat positif, mais une exception qui n'empêche pas le reste du pays de souffrir de graves pénuries de soignants. La situation est si grave que l'on parle « d'exode » des médecins nigérians vers l'Occident. Pour les retenir, un député a proposé en début avril une loi qui obligerait les étudiants en médecine à exercer 5 ans au Nigeria pour obtenir leur diplôme. Une proposition de loi contre la fuite des cerveaux jugée « draconienne et impossible à mettre en œuvre » par l'Association nigériane des médecins résidents (NARD). Les médecins nigérians recommandent plutôt une amélioration de leurs conditions de travail, une revalorisation de leur salaire, une modernisation des équipements de santé et une prise en compte des risques de leur métier.

Rester au pays ou partir

Les soignants des pays en développement s'accordent sur l'urgence de sauver leur système de santé. Ils dénoncent ce qu'ils considèrent comme un double discours venant de gouvernements qui souhaitent les garder, mais sans y mettre les moyens. Ceux qui partent sont les premiers à se blâmer. Ils savent qu'ils laissent une charge plus grande encore sur les épaules de leurs collègues. D'autres éprouvent moins de scrupules à estimer qu'ils gâchent leurs diplômes en restant dans leur pays. Ceux qui restent attendent de partir en Arabie saoudite, aux États-Unis ou au Royaume-Uni.

D'autres font le choix de rester par solidarité ; ils sont parfois les seuls soignants de leur région, et savent leur présence essentielle pour les locaux. Ces soignants parlent du lien créé avec les habitants, de la volonté d'œuvrer pour leur pays, de leurs initiatives pour améliorer leur situation, de leur combat pour la rénovation d'une clinique ou la création d'un centre de soin. Ces soignants qui restent ne s'estiment néanmoins pas meilleurs que les autres, et comprennent les choix de leurs collègues expatriés.