Vivre dans un pays en guerre : des expats en parlent

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Publié le 2022-12-09 à 10:00 par Asaël Häzaq
Vivre son expatriation dans un pays en guerre n'est pas une expérience facile à gérer. Instabilité politique, combats, inflation, emploi… Des expatriés membres de la communauté Expat.com racontent leur quotidien lors de cette année particulièrement marquée par des conflits.

Libye

Leïla, Canadienne, est expatriée en Libye depuis 2018. Dans un long entretien, elle nous raconte son quotidien à Tobrouk, ville portuaire située à l'Est des côtes libyennes, près de la frontière égyptienne. « Les routes ont presque toutes des nids-de-poule. Plusieurs d'entre elles sont toujours remplies d'eau à cause des conduits d'eau brisés. Il ne semble pas y avoir d'entretien… ». Couturière à domicile, elle vit avec ses deux jeunes enfants de 5 ans. Mais difficile de joindre les deux bouts. « Je ne maîtrise pas encore la langue locale donc je suis majoritairement seule à la maison avec mes enfants. Pour le travail, je fais de la couture à la maison. Mais c'est juste pour passer le temps, car c'est ma belle famille (avec l'argent de mon mari) qui nous fournit le nécessaire pour vivre. »

La situation reste tendue à Tobrouk. Le 1er juillet, des manifestants investissent le Parlement de la ville pour protester contre la vie chère et la gestion des dirigeants. Ils déplorent des conditions de vie de plus en plus difficiles, face à un pouvoir jugé inactif. Depuis 2011 et la chute de Kadhafi, le chaos règne en Libye. Lors de manifestation de Tobrouk, des habitants brandissaient justement le drapeau de l'ancien homme fort du pays. Pour Leïla, « Tobrouk est livrée à elle-même. » Seule « la corniche en bord de mer » a bénéficié d'un aménagement. « Il y a beaucoup de travail à faire […]. L'état des routes est pitoyable. Le ramassage des ordures [pose problème] : souvent les employés réclament leur salaire et, faute de l'avoir, ils ne travaillent pas. Les ordures s'accumulent dehors à tel point que les gens décident d'y mettre le feu par eux-mêmes. » La mère de famille parle aussi d'une insécurité grandissante : « Je ne sors jamais seule, car je me suis fait agresser à plusieurs reprises. »

Instabilité politique, crise sociale, inflation. Comment sortir du chaos libyen ? Mardi 25 octobre, Abdoulaye Bathily, envoyé spécial de l'ONU, s'est rendu en Libye pour faire le point sur la situation. Depuis mars, deux forces se disputent le pouvoir : le gouvernement de Tripoli, à l'Ouest, dirigé par Abdel Hamid Dbeibah, et le gouvernement de Fathi Bachagha, à l'Est, soutenu par le Parlement de Tobrouk et le maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de la région. En août, des affrontements entre les deux camps ont fait au moins 32 morts et 159 blessés. Alors que le Conseil de sécurité ONU vient de prolonger son mandat pour un an, il plaide pour « mettre d'accord sur une feuille de route pour permettre ces élections aussi vite que possible dans tout le pays » et enfin former un « gouvernement unifié ». Depuis 2011, la Libye a subi 2 guerres civiles, connu plus de 10 gouvernements, mais n'est jamais parvenue à organiser une élection présidentielle.

Leïla espère des jours plus calmes. Pour l'instant, l'inflation plombe les finances. « Un litre d'huile végétale coûte maintenant 12 dinars au lieu de 8 auparavant. Tous les prix des produits de première nécessité ont augmenté. Il existe des programmes du gouvernement pour avoir accès à ces produits à des prix moindres pour les familles inscrites. » Et même quand on a de l'argent, il n'est pas toujours possible de le retirer. « Il y a une difficulté depuis un bon moment au niveau des banques. C'est compliqué de retirer de l'argent de son compte. » Si Leïla ne possède pas de compte personnel en Libye, sa belle-famille en détient et lui relate les difficultés auxquelles elle doit faire face. « Lorsque je demande certaines choses, ma belle-famille me dit qu'il n'y a pas d'argent en ce moment, qu'il y a un problème au niveau de la banque. »

Comment Leïla envisage-t-elle l'avenir ? L'expatriée reste pensive. « Mon mari a décidé d'entreprendre un doctorat dans mon pays natal (le Canada) et nous laisse ici en refusant catégoriquement que je voyage avec ses enfants... ».

République démocratique du Congo

Comment vivre dans un pays en guerre ? Depuis le 23 octobre, de nouveaux affrontements opposent les FARDC (Forces Armées de la République démocratique du Congo) et le M23 (Mouvement du 23 mars) groupe fondé suite à la guerre du Kivu, soutenu par le Rwanda. Samedi 29, les rebelles du M23 annoncent avoir pris la ville stratégique de Kiwandja, au sud-ouest de Kivu. La veille, ils déclaraient avoir pris Kitagoma, à la frontière avec l'Ouganda. Alors que le groupe M23 se rapproche de plus en plus de Goma, chef-lieu du Nord-Kivu. Côté civils, la panique règne. Ceux qui le peuvent fuient loin des combats. Les autres se terrent dans leurs maisons.

Le Bureau de la coordination des affaires humanitaires parle d'au moins 23 000 civils déplacés depuis le 20 octobre, dont au moins 2500 qui auraient fui vers l'Ouganda. L'ONU rapporte que plus de 396 000 civils ont dû fuir à cause des combats dans le Rutshuru, localité stratégique du Nord-Kivu. Mais où fuir ? Les civils redoutent que les villes proches de Biruma, Kalengera ou Kabaya ne soient bientôt elles aussi prises par le M23. Gentil Karabuka, président de la société civile du groupement Kisigari, témoigne auprès de Radio France Internationale (RFI) : « S'il n'y a pas une force pour les faire disparaître à ces points-là, tout juste ils pourraient se retrouver au camp de Rumangabo pour encore faire déstabiliser la population qui est en souffrance depuis très longtemps. Et on se demande où vont aller les gens, où est-ce que la population va encore se diriger [...] » Bénédicte Lecoq, chargée des urgences de Médecins sans Frontières dans le Rutshuru se dit très inquiète. Elle témoigne pour RFI : « On espère qu'un couloir humanitaire va pouvoir être ouvert pour pouvoir évacuer très rapidement ces blessés et aussi la population civile qui se trouve coincée [à Ntamugenga]. La localité est disputée par les FARDC et le M23. Si les rebelles affirment l'avoir prise le 23 octobre dernier, les FARDC restent « confiants ».

À près de 3000km des zones de conflits, Aude, Française vivant à Kinshasa, la capitale, vit un tout autre quotidien. Pour elle, rien n'a changé. « Les conflits, cela ne change rien à mon quotidien. On n'en parle pas. Les horreurs se succèdent à l'Est et se ressemblent toutes. » À Goma, les habitants mènent des opérations « ville morte » pour protester contre le silence de l'exécutif. Selon eux, les FARDC ne seraient pas toujours aussi actifs qu'ils le prétendent. À Kinshasa, le quotidien continue de rythmer les journées d'Aude. «Il y a toujours autant de bouchons […]. On planifie nos vacances comme d'habitude. » C'est aussi ça, la réalité de la guerre. L'éloignement géographique sépare les populations. La compassion demeure, tout en reconnaissant des vies totalement différentes. « N'y voyez pas un manque d'empathie, mais nous sommes géographiquement et mentalement très loin de ce conflit. Il y a net fossé entre l'Est et l'Ouest, pas de communications terrestres, des communications aériennes hors de prix, nous sommes dans deux mondes. »

Ukraine

Asdecoeur, Français immigré à Zaporijia, se dit épargné. « Ici la vie se déroule sans gros problèmes. Il y a toutefois une difficulté à importer des marchandises en provenance d'autres pays, ce qui peut constituer une gêne pour les activités professionnelles (importation d'outillage, de pièces). » Hormis une très légère contrainte, « il y a une limite horaire qui doit être à 23h pour les sorties nocturnes ». Le Français parle d'un quotidien relativement ordinaire, et appelle à la prise de recul. Les images relayées par les médias internationaux ne touchent pas forcément tous les habitants d'Ukraine. « Contrairement  aux idées reçues, la vie en Ukraine continue de façon presque normale, en excluant bien sûr ce qui se passe dans les zones directement touchées par la guerre, mais qui ne représentent qu'une très petite partie du territoire. […] En fait, depuis le début de la guerre tout fonctionne normalement à l'exception d'une courte période transitoire pendant laquelle le ravitaillement en essence devenait difficile. Mais cela n'a pas duré. »  

Asdecoeur ne compte pas partir. « J'habite toujours Zaporijia et n'ai pas envie de partir. Mes voisins ne sont pas partis et ici tout fonctionne normalement (cafés, magasins, salles de sport, stations pour l'essence, babouchkas qui vendent des fruits et légumes au marché, etc.). »

Un environnement préservé des affrontements, donc, même « s'il y a de temps en temps des bruits émis par les sirènes [...], mais cela ne va pas plus loin. Je n'ai pas vraiment l'impression que les gens sont particulièrement inquiets. À Zaporijia, les gens continuent à vivre presque normalement et tout fonctionne ». S'il n'a pas l'impression que les gens « soient particulièrement inquiets », il précise tout de suite : « Bien sûr, je n'ai pas fait de sondage pour déterminer le niveau d'anxiété de la population et ce que j'écris ne concerne que mes impressions provenant de la vie quotidienne. » Pour lui, les médias ne décrivent pas toujours ce qu'il vit au quotidien.

Ne pas céder à la panique, et continuer de vivre. En Ukraine, la résistante ne faiblit pas, tant du côté des civils que du côté de l'armée. L'armée russe essuie des revers, et contre-attaque en frappant les infrastructures énergétiques ukrainiennes. La centrale de Zaporijia (située en fait dans la ville d'Energadar, à 56km de Zaporijia), et le barrage de Kakhovka. Le 28 octobre, le président Zelensky déclare : « 4 millions d'Ukrainiens sont plongés dans le noir ». Asdecoeur explique : « À propos de la centrale qui se trouve à Energadar, je ne peux pas en dire grand-chose, car je ne suis pas allé dans cette ville et ne connais rien aux installations nucléaires. » À Nikopol et Kryvyï Rih, villes proches de la centrale de Zaporijia, des habitants redoutent un « drame nucléaire ». Ils s'organisent, réinvestissent des bunkers antinucléaires.

Alors que le président russe annonce la fin de la mobilisation partielle et se félicite de son succès « la tâche de recruter 300 000 personnes a été accomplie », de nouvelles voix s'élèvent pour évoquer la fin de la guerre. Comment négocier la paix ? La bataille de Kherson s'annonce décisive. Ville-clé, Kherson est la seule capitale régionale conquise par la Russie. Sa position stratégique (elle est traversée par un axe allant vers la Crimée) la rend d'autant plus importante. L'Ukraine est déterminée à l'emporter. La Russie campe sur ses positions. Sur le terrain donc, tout indique une poursuite des conflits. Et la voie diplomatique ? Alors que la Russie a annoncé son retrait de l'accord sur les exportations de céréales ukrainiennes, certains veulent toujours y croire. « Il faut trouver une solution rapidement ».