Interdiction aux Français de rentrer en France : ce que cela signifie

Interviews d'expatriés
  • Damien Regnard
  • Florian Boheme
Publié le 2021-02-17 à 04:33 par Veedushi
Le 29 janvier, le gouvernement français a décidé d'interdire le retour des expatriés français sauf pour des motifs impérieux. Une décision qui a soulevé la grogne de milliers de Français qui sont à l'étranger. Qu'est-ce que cela signifie ? Damien Regnard, Sénateur des Français de l'Étranger, et Florian Bohême, Administrateur national de Français du Monde et président de l'Association des Français de l'Étranger Siem Reap au Cambodge, nous livrent leurs impressions.

Monsieur Regnard, pouvez-vous vous présenter brièvement et nous parler de votre parcours ?

Sénateur des Français établis hors de France après un quart de siècle passé avec ma famille aux États-Unis à la Nouvelle Orléans, j'ai développé ma propre entreprise avant de prendre des responsabilités à la chambre de commerce que j'ai présidé. Je me suis toujours investi auprès de nos compatriotes, que ce soit en tant que membre d'associations (notamment dans le secteur de l'éducation et de l'enseignement) ou en tant qu'élu consulaire et élu à l'assemblée des français de l'étranger.

Je me bats aujourd'hui à la chambre haute pour faire entendre la voix des Français de l'étranger, notamment lorsque nous sommes les grands oubliés ou que nous faisons l'objet de décisions injustes voire discriminatoires à notre égard.

Quel est votre avis sur la décision du gouvernement français d'interdire le retour des expatriés français sauf pour des motifs impérieux ?

Cela confirme la politique sanitaire brouillonne depuis le début de la pandémie dont les Français à l'étranger sont la variable d'ajustement : aucune concertation avec les parlementaires, pas de plan, des listes d'exceptions qui changent tous les jours devant les réalités de la vie et une nouvelle discrimination entre les Français de l'étranger en Europe et ceux vivant hors Europe.

Interdire, sauf pour motif impérieux, le retour sur le territoire national à un Français - hors espace européen - va à l'encontre des principes même des droits fondamentaux, en plus de se révéler parfaitement inutile voire contre-productif, discriminatoire et injuste.

Comment les expatriés français réagissent-ils face à cette décision ? Avez-vous eu des échanges avec eux ?

Je les ai tous les jours, soit par téléphone, par e-mail ou sur les réseaux sociaux. Ils sont partagés entre colère et incompréhension.

Un motif légitime peut tout à fait ne pas être impérieux : les couples séparés géographiquement, les couples binationaux dans lesquels seul un des deux conjoints peut venir à l'enterrement d'un membre de sa famille, les accompagnements de personnes isolées mais pas nécessairement en fin de vie ou décédées… constituent autant de cas et de situations concrètes que nous recevons quotidiennement.

Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que certains pays où nos compatriotes résident ne permettent pas un retour sur leur sol en cas de départ pour la France (en fonction des conditions liées au statut migratoire). Alors rajouter à cela une interdiction de rentrer dans son propre pays est incompréhensible !

Que proposez-vous comme alternative à cette décision ?

Aucune date de revoyure ni de fin de ces mesures n'a été annoncée, ce qui aurait permis de reprogrammer un déplacement, d'avoir un peu de visibilité et d'espoir.

De nombreuses propositions concrètes existent et permettraient d'apaiser ces incompréhensions et ces tensions. Elles permettraient d'apporter de la pertinence et de la cohérence aux mesures du gouvernement.

Un test PCR obligatoire à l'arrivée en plus du test départ pourrait déjà être une première étape. Mais quand on connaît l'échec de la politique des tests en France, on se doute bien que les tests pour les Français de l'étranger ne sont pas une priorité.

C'est la raison pour laquelle j'ai écrit au ministre de l'Intérieur afin de lui proposer d'organiser rapidement une réunion avec l'ensemble des parlementaires concernés par ce sujet. La solution viendra des acteurs qui connaissent le terrain, pas d'un bureaucrate parisien.

Pensez-vous qu'il y ait des chances que le gouvernement français revienne sur sa décision ?

On devrait plutôt parler de sagesse que de chance ! Je souhaite qu'il prenne la mesure de la situation et de ses conséquences à la fois humaines, mais aussi sociales et économiques. Ceci n'est pas une querelle politicienne comme certains élus LREM souhaiteraient le faire croire.

Il n'est pas trop tard pour entendre, il n'est pas trop tard pour écouter, il n'est pas trop tard pour se mettre autour de la table !

Avez-vous pris des actions quelconques depuis cette annonce ?

Après la vidéo adressée au Président de la République, nous avons mobilisé autour de nous, alerté les médias, soutenu les pétitions de nos compatriotes et encouragé le recours de Me Ciric devant le Conseil d'État.

Nous avons également saisi le Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères en écrivant au ministre Jean-Yves Le Drian ou encore à Jean-Baptiste Lemoyne, secrétaire d'état chargé des Français de l'étranger sans réponse à ce jour.

Nous nous entretenons avec les élus consulaires dans de nombreux pays et parfois échangeons discrètement avec des services consulaires qui ne savent plus comment faire. Nous devons pousser le gouvernement à réagir et à se pencher sérieusement sur ce dossier particulièrement sensible et urgent.

En votre capacité de sénateur des Français de l'étranger, comment apportez-vous votre soutien aux Français qui souhaitent rentrer en France ?

Nous recevons leurs appels, passons souvent de longues heures à échanger avec eux, pour les conseiller, les accompagner et les soutenir dans leurs démarches. Il me faut parfois expliquer que le problème ne viendra pas nécessairement de la France mais des restrictions de leurs pays d'accueil.

Nous intervenons localement quand cela est possible, nous transmettons les liens et les formulaires qui sont mis à jour régulièrement. Même sans réponse de la part du gouvernement, nous continuons de les relancer et nous tentons de trouver les exceptions qui puissent leur permettre de rentrer sur un motif légitime.

Il faut tenir compte des situations locales particulières pour faire du cas par cas en fonction de l'urgence des situations. La solution ne pourra venir que d'une prise de conscience du gouvernement et une remise en question de ce décret pris à la va-vite.

Nous sommes très loin des caricatures insupportables et insultantes qui prétendent que nos compatriotes reviennent en France pour des motifs dérisoires ou pour aller au ski en oubliant au passage que les remontées mécaniques sont fermées.

Avez-vous des conseils à donner aux Français qui sont actuellement dans l'incapacité de rentrer chez eux ?

Restez mobilisés, vous êtes dans votre droit de vouloir rentrer en France, de rentrer chez vous !

Je demande le respect du droit, pas des exceptions ou des dérogations. Je demande le même traitement pour un Français au Portugal qu'un Français en Thaïlande, car ces mesures sont discriminatoires !

Il faut continuer de suivre les sites officiels pour vérifier les mises à jour des motifs, des formulaires à remplir, solliciter l'aide des consulats, interpeller les élus consulaires. Cela fait presque un an que nous demandons aux Français de l'étranger de ne pas rentrer dans leur pays, arrêtons de les stigmatiser et de les rendre responsable de la circulation du virus en France !

Ce sont des Français à part entière et je compte bien continuer de porter leur voix pour qu'une issue acceptable soit trouvée rapidement.

Florian Bohême, administrateur national de Français du Monde et de président de l'Association des Français de l'Étranger Siem Reap au Cambodge

Florian Bohême habite au Cambodge depuis 2015. Il partage son temps entre Siem Reap où il réside et Phnom Penh, la capitale, où il travaille le plus souvent. Il dirige un cabinet d'expertise et de conseil dans le domaine de l'hôtellerie, de la restauration et du tourisme.

Depuis le 29 janvier 2021, la France a décidé d'interdire le retour des expatriés français sauf pour des motifs impérieux. Qu'est-ce que cela représente pour vous en tant qu'expatrié ?

Permettez-moi d'abord d'expliquer à vos lecteurs cette nouvelle mesure, après une série de plusieurs contraintes sanitaires dues à la situation en France et en Europe. 

Cette mesure qui restreint le retour en France, via des motifs impérieux, s'applique aux ressortissants français résidant hors des pays de l'Union européenne.

Cette mesure, conçue dans l'urgence et sans concertation, est dans les faits difficilement applicable. Pourquoi ? Car on recense environ 3,5 millions de Français à l'étranger et seulement 1,8 millions sont inscrits sur les registres des Français établis hors de France. Ces derniers sont pénalisés par une mesure injuste qui les prive provisoirement de leur nationalité. Elle les empêche actuellement de rentrer au pays en toute liberté, sous le prétexte que ces citoyens français n'ont plus de résidence principale en France. C'est la réalité des textes et du décret promulgué.

Les Françaises et Français qui, partout dans le monde, ont exprimé leur citoyenneté française en s'inscrivant auprès de leur Ambassade ou de leur Consulat ont le sentiment d'être piégés. Désormais, ils doivent justifier d'un motif impérieux pour un retour en France. S'ils n'étaient pas inscrits sur un registre consulaire ils pourraient franchir une frontière aéroportuaire française sans justification puisque leur résidence est automatiquement considérée comme étant sur le territoire français. Ce sujet est complexe et je m'en excuse par avance auprès de vos lecteurs.

Par ailleurs, cette mesure s'avère aussi difficilement applicable par le fait que les compagnies aériennes soient chargées de trier les passagers. Elles doivent donc se substituer à la police aux frontières lors de l'embarquement dans le pays de provenance.  Notons aussi que ces mêmes compagnies ont potentiellement accès à votre dossier médical si vous rentrez pour un motif impérieux concernant la santé. 

Le symbole même de se voir provisoirement retirer de son droit d'accès plein et entier au territoire national est une atteinte à un droit fondamental garanti par les Nations unies, l'Union européenne ou encore le Conseil constitutionnel en France.

Quel est votre avis sur la liste des motifs impérieux ? Pensez-vous que cette liste soit justifiée dans le contexte actuel ?

Beaucoup de motifs ne sont pas indiqués dans cette liste. Que répond l'état français à cette grand-mère qui habite au Canada et qui vient d'avoir un petit-enfant prématuré en France, elle ne peut pas rentrer au chevet de sa fille et de son petit-enfant ? 

Comment justifier qu'un Français soit empêché de rentrer d'Asie pour aller voir ses enfants en France mais qu'il n'a pas spécifiquement de droits de garde car il s'agit d'un travailleur expatrié et que son conjoint est resté en France ? 

Le problème de cette liste, outre le côté nauséabond que cela rappelle, est qu'elle ne couvre pas l'ensemble des cas possibles.

Pensez-vous que cette mesure va concrètement aider à faire reculer la COVID-19 ? 

Je ne suis ni scientifique, ni médecin, mais je m'interroge sur la pertinence de cette mesure. J'habite au Cambodge et ce petit pays de 16 millions d'habitants a pris une mesure simple et efficace, celle de la quatorzaine obligatoire pour toutes les personnes qui rentrent dans ce pays, qu'il s'agisse de Cambodgiens ou d'étrangers. Les frais relatifs sont à la charge des voyageurs.

Trois mois après sa mise en application, il est difficile de contester l'efficacité d'une telle mesure puisqu'à la date du 15 février, il y a eu 479 cas au Cambodge contre plus de 100 000 cas aux Pays-Bas, pays européen avec un nombre d'habitants similaire. Cette mesure de quatorzaine obligatoire est par ailleurs appliquée dans de nombreux pays en Asie.

Aviez-vous prévu de rentrer ou de voyager en France avant l'annonce de cette décision ?

Très honnêtement, quand je vois la situation en France, cela n'incite pas à rentrer. Mais en voyant cette décision, j'ai évidemment pensé à ma famille. S'il arrivait quoique ce soit de grave, mais non vital, juridiquement je suis empêché de rejoindre mes proches.

Y a-t-il dans votre pays d'accueil un grand nombre de Français qui souhaitent rentrer en France mais qui sont actuellement dans l'incapacité de le faire ? Quelle a été leur réaction en apprenant la nouvelle ?

J'ai été contacté par plusieurs personnes en effet. La situation est très stable au Cambodge comme je l'ai expliqué et tant mieux. 

Cependant, je peux évoquer le cas d'une personne atteinte d'une pathologie grave comme un cancer, mais pas reconnue vitale donc elle se voit refuser d'embarquer pour la France. Son assurance santé privée refuse de prendre en charge ce rapatriement en raison de ces motifs impérieux. 

En votre capacité d'administrateur national de Français du monde et de président de l'Adfe Siem Reap au Cambodge, avez-vous contacté l'ambassade de France ou autres autorités françaises pour discuter de la question ? Quelle va être la marche à suivre ?

Dans le cadre de mes activités bénévoles et associatives, j'ai en effet eu l'occasion de m'entretenir de manière informelle avec nos autorités consulaires. La réalité est qu'ils sont d'abord des fonctionnaires chargés d'appliquer les lois de la République française et que ce n'est pas leur mission de commenter des décisions prises par le Gouvernement. Je ne doute pas que nos autorités consulaires seraient présentes en cas de péril imminent pour un de nos ressortissants mais le problème n'est pas celui-ci. Nous sommes des citoyens français et entendons pleinement le rester ! Cette mesure est aujourd'hui une remise en cause d'une liberté fondamentale reconnue par la France, celle de la libre circulation pour ses citoyens.

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