Le paradoxe des politiques pro et anti-immigration en Europe

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Publié le 2023-06-12 à 13:00 par Asaël Häzaq
Discussions animées dans les hémicycles. Hongrie, France, Allemagne, Royaume-Uni, Portugal, Slovénie, Suède, Danemark… Les pays d'Europe sont nombreux à redéfinir leur stratégie en matière migratoire. La guerre en Ukraine et la crise économique découlant des années de pandémie les pressent à agir. Mais agir comment ? C'est tout l'enjeu des débats entre pro et anti-immigration en Europe.

Que font les pays d'Europe en matière d'immigration ?

Portes fermées, portes ouvertes… Les partisans d'une politique européenne unique en matière d'immigration attendront. À chaque crise économique son débat sur l'immigration et ses paradoxes. Car malgré un contexte international peu favorable (guerre en Ukraine, crise de l'énergie, inflation, conséquences de la crise sanitaire…) l'Europe manque de bras. En septembre 2022, environ 6 millions d'emplois sont à pourvoir. Le taux de chômage est tombé à 6 %, du jamais vu chez Eurostat, institut en charge du recueil de données. 94 % des entreprises françaises et 87 % des entreprises allemandes disent avoir du mal à recruter.

La Pologne, la Roumanie, la Bulgarie ou l'Albanie doivent faire face au départ de leurs talents pour d'autres pays d'Europe plus rémunérateurs, aggravant ainsi la pénurie de main-d'œuvre; le problème n'est pas nouveau, mais va en s'aggravant. C'est particulièrement vrai dans l'industrie. En 2022, une étude de la Fondation européenne pour la formation (ETF) faisait apparaître qu'environ 40 % des citoyens albanais ayant fait des études supérieures avaient émigré.

Au-delà de l'urgence économique (pallier la pénurie de main-d'œuvre), les débats qui secouent actuellement le vieux continent, terre historique d'immigration, interrogent sur la vision : quelle Europe les États veulent-ils construire ?

Restreindre les flux d'immigrants réguliers

Selon Eurostat, en 2022, environ 3 millions de non Européens ont immigré légalement dans un pays européen (comprendre : Union européenne ; ces chiffres ne prennent pas en compte les États d'Europe non-membres de l'UE). Des chiffres comparables à ceux d'avant la crise sanitaire. Au 1er janvier 2022, on comptait 23,8 millions de non Européens vivant dans un pays de l'UE et 13,7 millions de citoyens européens vivant dans un autre État membre de l'UE. Les immigrants non européens se sont principalement installés en Allemagne (10,9 millions), en Espagne (5,4 millions), en France (5,3 millions) et en Italie (5 millions). 4 États aux approches différentes. L'Allemagne et l'Espagne réforment leur loi sur l'immigration pour faciliter l'obtention de visas de travail, et favoriser l'immigration économique. L'Allemagne s'inspire notamment du modèle canadien. L'Italie, en revanche, opte pour un contrôle strict des flux migratoires légaux. L'Autriche, la Suède ou le Danemark ont adopté une vision similaire. En France, les débats se cristallisent entre les pro et anti-immigration.

Il reste très difficile de parler d'immigration sans polarisation. Les chiffres eux-mêmes sont complexes à analyser, de même que les discours politiques. Car le « problème » de l'immigration n'évoque bien souvent que l'immigration clandestine (ou mélange immigration légale et illégale). Ici, on s'intéressera uniquement à l'immigration légale, celle que visent les nouvelles politiques migratoires vues en Allemagne, en Espagne, au Portugal ou en Slovénie.

Assouplir les règles de l'immigration légale pour attirer la main-d'œuvre étrangère

Pour faire face à la pénurie de main-d'œuvre, l'Europe recrute des travailleurs étrangers. C'est le cas en Allemagne, en Slovénie, en Finlande, en Espagne, ou au Portugal.

Exemple du Portugal

En 2022, le Portugal modifie sa loi immigration pour faciliter les recherches d'emploi des immigrants et attirer davantage de nomades numériques. La loi allonge le délai de séjour des immigrants en recherche d'emploi (visa temporaire de 120 jours pouvant être allongé de 60 jours) et facilite leurs démarches administratives. Démarches également facilitées pour les télétravailleurs étrangers. C'est aussi à cette période que le gouvernement instaure le visa nomade numérique. La loi prévoit une simplification des procédures pour les ressortissants de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), là encore, pour attirer les travailleurs étrangers. Frappé par la crise économique (particulièrement dans le tourisme, secteur pourtant essentiel) et le déclin démographique, le Portugal ne peut se passer de travailleurs étrangers.

Exemple de l'Espagne

C'est aussi en 2022 que l'Espagne rend ses mesures d'immigration plus attractives. Les saisonniers étrangers sont les premiers concernés, avec notamment, des autorisations de travail allongées à 4 ans. Ils peuvent ainsi travailler jusqu'à 9 mois par an. Mais ils ont l'obligation de rentrer dans leur pays après chaque saison de récolte. Après 4 ans, ils pourront, s'ils sont éligibles, faire une demande de permis de travail et de séjour de 2 ans. La nouvelle loi réforme aussi le regroupement familial : les détenteurs du titre peuvent désormais obtenir un permis de travail. Ils peuvent donc travailler sitôt arrivés sur le territoire, chose impossible avant la réforme (il leur fallait attendre plusieurs mois). Et pour faire rester les étudiants étrangers, la loi espagnole les autorise à travailler 30 heures par semaine maximum. Les diplômés peuvent rester 1 an en Espagne, sans avoir à demander de permis de travail. Des mesures là aussi essentielles dans une Espagne vieillissante qui peine à retenir ses talents. Selon le gouvernement, le pays doit accueillir au moins 200 000 migrants chaque année pour contrer le déclin démographique.

Durcir les règles de l'immigration légale au nom de la « préférence nationale »

« Préférence nationale ». On attribue l'origine de cette expression au Front National (devenu depuis Rassemblement National – RN), parti d'extrême droite français. Née dans les années 80, l'expression a fait des émules dans une Europe où les partis conservateurs dominent. Hongrie, Italie, Suède, Danemark, Autriche… Ces États musclent discours et mesures pour restreindre les flux migratoires. Ils partent d'un même constat (pénuries de main-d'œuvre, déclin démographique), mais adoptent une autre approche. Plutôt que de faire appel à la main-d'œuvre étrangère, ils préfèrent tout miser sur les nationaux. Un moyen, selon eux, de faire baisser le chômage tout en contribuant à la croissance.

« Droitisation » du discours et réalités économiques

C'est la ligne que défend Suella Braveman, ministre de l'Intérieur au Royaume-Uni. Pour elle, l'État doit mieux former ses citoyens pour éviter de recourir à la main-d'œuvre étrangère. Elle cible entre autres les emplois saisonniers, les transports et le tourisme. Une loi serait à l'étude pour encourager les entreprises britanniques à employer des nationaux. Le Royaume-Uni s'est également lancé dans une série de mesures pour réduire l'immigration, principalement celle des étudiants étrangers. Ils ne pourront plus convertir leur visa étudiant en visa de travail tant qu'ils n'auront pas terminé leurs études. Leur droit au regroupement familial sera également restreint. Seuls les chercheurs en 3e cycle échappent aux restrictions. Le gouvernement britannique maintient son objectif (attirer 600 000 étudiants internationaux de l'enseignement supérieur à l'horizon 2030), mais entend privilégier les meilleurs profils.

Il n'est cependant pas toujours simple de faire concorder aspirations idéologiques et réalités économiques. C'est le paradoxe observé en Hongrie. En 2022, le pays accueille discrètement des milliers de « travailleurs invités » asiatiques. Comme ses voisins européens, la Hongrie manque de main-d'œuvre. Malgré ses discours polémiques, Viktor Orbán consent donc à faire appel à l'immigration. Même ambivalence en Italie, qui maintient sa politique très à droite tout en augmentant ses quotas de visas pour les saisonniers. Le « Decreto Flussi » 2023, programme d'immigration italien, a ainsi accordé près de 83 000 permis de travail aux étrangers. Un an plus tôt, le pays formait 3000 immigrants pour faire face à la pénurie de main-d'œuvre dans le bâtiment. Un chiffre trop faible pour les représentants du secteur, qui parlaient d'un manque de 260 000 travailleurs.

Immigration : l'impossible union de l'Europe ?

En Suède ou au Danemark, les discours anti-immigration gagnent du terrain. La Suède annonce augmenter le revenu minimal exigé pour demander un permis de travail. Plus tôt, le pays, à la tête de la présidence tournante du Conseil de l'UE (jusqu'au 30 juin), avait initié une campagne visant à décourager l'immigration sur ses terres. Depuis l'alliance des conservateurs, des sociaux-démocrates et des libéraux, avec une influence inédite des Démocrates de Suède, parti nationaliste et anti-immigration, le discours politique s'est considérablement durci. Au Danemark, une nouvelle mesure prise le mois dernier alimente le débat. Au nom de la mixité, la mairie de Copenhague compte céder les logements sociaux de certains quartiers (réputés accueillir de nombreux étrangers) au privé. Un plan qualifié « d'anti-ghetto » qui a des précédents. Tout comme en Suède, l'objectif est de restreindre l'installation des immigrants. Les habitants concernés, résidents de longue date en situation régulière, ne cachent pas leur incompréhension.

Et même lorsqu'il s'agit de démographie, les discussions restent difficiles. En Hongrie, Viktor Orbán mise sur sa politique nataliste pour booster les naissances. Dernière mesure en date : une exonération de l'impôt sur le revenu pour toute Hongroise de moins de 30 ans qui décide de concevoir ou d'adopter un enfant. Une aide qui s'ajoute aux 7000 euros pour une voiture 7 places ou aux 100 000 euros de prêt garanti par l'État pour les Hongroises s'engageant à avoir plus de 3 enfants. Derrière toutes ces mesures, un objectif : éviter de recourir à l'immigration. A contrario, l'Espagne et le Portugal comptent sur l'immigration pour dynamiser la démographie. En matière d'emploi comme en matière démographique, les enjeux sont vitaux pour l'Europe vieillissante. Verra-t-on un jour un véritable « droit européen de l'immigration » ? Là encore, la question fait débat. Les divergences entre les États n'ont pas fini de secouer le vieux continent. C'est là tout le paradoxe des politiques d'immigration en Europe.